Nadia Yala Kisukidi : ‘Francophonie, un soft power de la France ?’

TRIBUNE- La philosophe Nadia Yala Kisukidi, 40 ans, agrégée et docteur en philosophie, maître de conférences à l’université Paris-8 Vincennes St Denis, née d’un père congolais et d’une mère franco-italienne,  se demande ici si la francophonie n’est pas un soft power à la française, qui promuet un certain French way of life .

L’Afrique est à l’honneur dans le discours des autorités françaises. Déclarations sur la refondation de la francophonie, commission de travail sur la restitution des œuvres d’art spoliées pendant la colonisation, appel à l’amplification de la coopération universitaire avec le continent africain, mission pour repenser les modalités d’intervention de l’Agence française de développement… Une « nouvelle donne » s’installe. Il n’est plus possible d’ignorer les dynamismes, les forces plurielles (intellectuelles, artistiques, politiques, sociales, économiques…) qui émergent dans les mondes africains et afro-diasporiques francophones. Forces autonomes, émancipées de l’influence française, qui s’organisent autour des relais, des dialogues, des soutiens qu’elles forgent entre elles.

Réenchanter le nom « France »

Ces politiques de l’éducation, de la langue et de la culture sont traversées par une même visée, symbolique, idéologique : réenchanter le nom « France ». Réinvestir de désir un nom abîmé par les pratiques de l’État français en Afrique pendant la colonisation et depuis les indépendances. Séduire, de nouveau, les Africains et les Français eux-mêmes, dans toute leur diversité, au moment où la scène politique internationale, saisie par les conservatismes de tous ordres, n’offre aucune vision attractive du futur.

Il faudra non plus se contenter des attributs de la puissance pure (ressources militaires et économiques) qui fonctionnent sur les modes de la contrainte et de l’oppression. Mais, aujourd’hui plus qu’hier, il faudra séduire. La France devra déployer tous ses atours et trouver les moyens de se rendre désirable. Telle est l’orientation de la politique africaine de la France : consolider, réaffirmer une « diplomatie douce », un soft power à la française.

S’appuyer sur le soft power

L’idée de soft power, développée par Joseph Nye durant les années 1990, implique une nouvelle manière de définir, de caractériser, la puissance d’un État. Cette dernière ne repose pas seulement sur la richesse et les armes, mais également sur l’image de celui-ci, sa tolérance, les possibles qu’il ouvre, son histoire, son attractivité (culture, religion, innovation technologique, etc.). Soft power à la française : il s’agirait donc de sublimer sous de nouveaux langages symboliques, culturels une hégémonie française dont les ambitions matérielles – militaires et économiques – demeurent inchangées en Afrique depuis plus de cinquante ans. Elles sont aujourd’hui confrontées à la concurrence féroce de différents acteurs (États-Unis, Chine). Le renforcement de cette diplomatie douce s’effectue dans un contexte où l’image de la France est parfois très altérée : soutien aux dictatures, critiques des opérations militaires françaises, engagement de la France au Rwanda, legs d’une histoire coloniale qui ne passe pas…

Colonisation : le temps d’un nouveau « ni-ni »

La question coloniale fait, à ce titre, l’objet d’un nouveau discours, qui tranche avec celui des mandatures précédentes. À l’occasion de différents déplacements sur le continent africain, le président français Emmanuel Macron a déclaré que la colonisation française en Afrique s’était accompagnée de crimes incontestables. Et ce point ne peut faire l’objet d’un débat pour une « génération qui n’a jamais connu l’Afrique comme un continent colonisé ». Ces prises de parole, dont on ne peut que se réjouir, sont cependant nuancées par l’argument de la « génération ». Cet argument autorise des oublis, de nouvelles narrations qui prennent une certaine liberté avec le passé, mais aussi avec le présent. En incarnant une génération, le président ménage les susceptibilités, les mémoires blessées et conflictuelles du fait colonial en France, mais surtout il contribue à dépolitiser l’histoire présente de la relation franco-africaine marquée par l’ambivalence. À la suite du fameux « ni ingérence ni indifférence » qui définissait la politique africaine du gouvernement Jospin en 1997, le temps d’un nouveau « ni-ni » a sonné. « Ni repentance ni déni », une autre relation de la France avec l’Afrique est possible.

Ces prises de position, qui placent en leur centre le traitement de la chose coloniale, ont le mérite de clore les polémiques rances sur les aspects positifs de la colonisation française. Par ailleurs, elles font entendre une autre voix au cœur de l’Europe – gangrénée par l’extrême droite et les fantasmes identitaires. Mais elles écartent le débat en absorbant, aussitôt, un ensemble d’orientations politiques critiques, panafricaines, post/décoloniales, ou autrement progressistes. La nouvelle donne hégémonique inscrit les critiques contre-hégémoniques dans son propre langage, et elle les piège en les rendant proprement inaudibles. Les dénonciations du néo-colonialisme ou de la Françafrique appartiennent désormais au registre de la pensée qui radote. Marottes d’idéologues gauchisants ou de « faux Français », qui persistent à entretenir la mémoire du passé et leur désamour de la France. Ces condamnations n’auraient, en fait, plus lieu d’être. Qu’on se le dise : la nouvelle présidence, en faisant de sa jeunesse un atout, n’affirme rien d’autre qu’appartenir à une génération où, finalement, les « gauches » auraient gagné sur le plan idéologique ; la critique de la colonisation est désormais un argument de bon sens. Les productions critiques post/décoloniales, « progressistes », attachées à l’analyse géopolitique des dominations, sont prises à revers ; elles sont désormais intégrées littéralement par le pouvoir.

Le néo-colonialisme, une réalité du passé ?

Cette intégration, superficielle, du discours critique par le pouvoir rappelle des analyses de Balibar dans Race, nation, classe – livre coécrit avec I. Wallerstein en 1988. Que construit ce nouveau discours sur la colonisation française, sinon, « malgré leur antagonisme », « un « monde » idéologique commun aux exploiteurs et aux exploités  ? » (Balibar). On assiste à l’assimilation subjective, par le pouvoir, de langages qui empruntent le vernis de la critique postcoloniale et décoloniale. Ces emprunts façonnent une langue commune aux ex-colonisateurs et aux ex-colonisés. Langue de la falsification, qu’on pourra entourer, à juste titre, de soupçon : la dénonciation de la colonisation comme crime incontestable n’entre pas en contradiction avec la perpétuation effective en ce début de XXIe siècle de pratiques prédatrices, pour ne pas dire « néo-coloniales », en Afrique. Il est toutefois aisé d’invisibiliser ces contradictions – telle est la tâche d’une politique de soft power comprise comme sublimation de la domination.

Les grands projets, qui visent à déringardiser la francophonie, ou à mettre en place une commission chargée de réfléchir à la restitution des œuvres d’art spoliées pendant la colonisation, etc., participent, consciemment, à l’invisibilisation de cette contradiction. Elles y participent d’autant mieux que certains de ces projets peuvent apparaître nécessaires. Ces différentes entreprises sont exclusivement symboliques. Elles témoignent du type de concessions qu’est prêt à faire l’État français pour maintenir intacts les attributs purs de sa puissance, c’est-à-dire militaire et économique, sur le continent africain. À toutes ces propositions symboliques, qui concernent l’art, la langue, la culture, on pourrait opposer strictement un ensemble de contre-pratiques matérielles, économiques et idéologiques qui en neutralisent la portée. C’est la fameuse pratique du « en même temps » qui domine la parole élyséenne. Décrite par journalistes, politiciens et politistes, son objectif est d’entretenir savamment l’ambiguïté.

Vous avez dit « en même temps » ?

Refonder la francophonie… En même temps, il n’y a aucun secrétaire d’État ou ministre chargé de la francophonie dans le gouvernement Édouard Philippe – chose inédite. En même temps, le ministère de la Culture impose la fermeture d’un des hauts lieux de la création francophone, le Tarmac. En même temps, les subventions de la revue Africultures dédiée aux mondes afro-francophones ne sont pas renouvelées. En même temps, l’économiste Kako Nubukpo est suspendu de son poste à l’OIF à la suite d’une tribune parue dans Le Monde Afrique contre le franc CFA.

Restituer aux États africains les œuvres d’art spoliées par la France pendant la colonisation française. Si elle est réalisée, cette proposition, il serait malhonnête de le contester, sera historique. En même temps, le projet de loi asile et immigration place cyniquement au même niveau hasard du calendrier parlementaire et des déclarations présidentielles, restitution d’objets et reconduites-restitution d’êtres humains objectivés vers l’Afrique. En même temps, Français et Européens étendent leurs frontières en Afrique, comme au Niger, exerçant droit de passage et souveraineté sur des territoires qui ne sont pas les leurs. En même temps se perpétuent des pratiques d’extraction de matières premières par des entreprises françaises, qui mettent les populations en danger chez elles (tel est le sens du combat d’Almoustapha Alhacen pour la reconnaissance des conséquences environnementales de l’exploitation des mines d’Arlit au Niger par Areva). La liste pourrait continuer, comme une longue litanie, pointant le double langage d’un État qui, sous le doux commerce de la langue et de la culture, n’a pas renoncé aux attributs régaliens de la puissance sur le sol africain. Les ambivalences de la politique africaine de la France permettent de douter du désir de banaliser la relation qui la lie au continent africain.

Une réalité qui défie les intellectuels africains

Cet intérêt pour l’Afrique, les projets et discours contradictoires qu’il implique confronte les intellectuels critiques, africains, afro-diasporiques, à un problème sérieux de stratégie et de cohérence politique. Quelle scène faut-il habiter ? Celle de la contestation radicale, au mépris, parfois, de l’efficacité politique ? Celle de la pratique institutionnelle, au risque des compromissions, des récupérations ?

On connaît les pratiques de cooptation, de division opérées par un pouvoir. Jouer sur les narcissismes, les besoins de reconnaissance ou se jouer de la sincérité désarmante d’engagements intellectuels dont on ne peut douter. On sait également comment, depuis les indépendances africaines, la figure de l’intellectuel « ventriloque », dont les « jongleries intellectuelles [se justifient] par le ventre, […] la peur de ne plus manger, de manger peu ou mal », pour reprendre Eboussi Boulaga, a pu être décriée. Le risque est de transformer de supposées radicalités politiques en simples coquilles vides, accroissant la méfiance des citoyens pour des personnages sans consistance, supplétifs des pouvoirs postcoloniaux en France et en Afrique.

Au-delà de la question générale du lien entre l’intellectuel et le pouvoir, particulièrement dans le cadre des démocraties libérales européennes, les reconfigurations idéologiques en cours imposent de se défier d’un débat qu’on polarise, traditionnellement, autour des schèmes de la pureté et de l’impureté. Elles invitent également à s’éloigner d’une analyse mécanique du pouvoir fondée sur l’oscillation ininterrompue entre domination et résistances à la domination ; le pouvoir n’est pas absolu, il lui arrive d’être marginalisé et de ne pas toujours avoir l’initiative.

Les pratiques politiques ne sauraient se réduire à l’affirmation de postures, réactives et négatives, vis-à-vis du pouvoir ; elles reposent sur la poursuite d’objectifs précis, qui imposent différents cadres et différentes conditions d’action, tantôt avec le pouvoir, tantôt contre lui. La question politique ne se réduit pas à celle de ses lieux (rue, parlement, syndicats, etc.) ; elle est orientée par la nécessité des transformations économiques, sociales, culturelles, institutionnelles à opérer. Et il va de soi que ces transformations ne peuvent s’accompagner de moyens qui ruinent d’emblée les objectifs qu’elles se donnent. Ces pratiques politiques, plurielles et assumées, ne défendent pas une nouvelle théorie des accommodements ou des étapes. Elles exigent parfois de s’opposer aux institutions tout comme, parfois, de frayer avec elles.

Dans la conjoncture, « l’homme de culture » a bel et bien une responsabilité, pour reprendre les mots de Césaire : « constituer ces grands silos de force où les peuples […] puisent le courage de s’assumer eux-mêmes et de forcer l’avenir ». Si ces paroles de Césaire furent prononcées pour une autre époque, elles soutiennent certainement encore la nôtre. Ne pas refouler des formes d’engagements qui permettent de reprendre l’initiative de nos destinées historiques et, contre toutes les pertes et les mélancolies possibles, réapprendre à gagner en politique.