[ Inventaire des Idoles ] Souleymane, bonheur à basse intensité (Par Elgas)

(Cet « Inventaire des Idoles »a été publié une première fois le 4 mai 2018 sur Tract. Nous le republions ce 22 mai 2020, en prenant prétexte du récent départ à la retraite de Souleymane Camara) – La longévité est devenue une vertu rare dans le football. Les clubs ont pris le pli de la société. On a d’yeux que pour le neuf. Avant, on allait où le pâturage était plus vert, réflexe commun aux bovins et aux humains. L’autre rive, l’autre affaire, autre chose, un autre parfum, une autre fumée, l’excitation de la nouveauté, la quête du mieux, bien vieilles affaires du monde en réalité. Le capitalisme moderne n’a fait que mettre en bouteille les instincts des Hommes, les y emprisonner et y coller l’étiquette vendeuse et dite indispensable. Aliénés à notre propre sève, pauvres de nous. On n’aime plus les épouses. Ou alors pour mieux les oublier, les assigner au rôle peu chatoyant de béquille sur laquelle on se repose pour traverser la vie. Pour rêver, se brûler les ailes, s’enivrer, on a les maîtresses, ou autres nymphes et minettes. Etre belle comme la femme d’un autre, disait la chanson. On aime toujours ce que l’on n’a pas, c’est connu. Mais y gagne-t-on au change ? Pas sûr. A vrai dire, non. On y troque pour l’éternité simple, l’extase du bonheur éphémère. Mais les humeurs sont comme le cœur humain , nous dit Philippe Lançon, il change vite. L’épouse c’est la routine, la bienveillance rassurante, l’habitude ; La maîtresse, la plantureuse, chatoyante. Mais à l’épreuve du temps et de l’usure, il est sûr que la première est plus résistante. Nous ne sommes jamais les tenanciers du bilan de nos vies et bien souvent, quand on l’est, il est bien trop tard.

Partout où il est passé, Souleymane Camara était une bonne épouse. Sans chichis. Mais sans soumission. Sans éclats extraordinaires, mais toujours lumineux et éclairé. Il ne coupait pas le souffle, il respirait et faisait respirer. On l’oubliait, comme une présence vague et rassurante dans la pièce. Un ange sans ailes, l’ombre protectrice. Un bienfaiteur sans l’attirail. Une idée merveilleuse de la gratitude. Voir sa vie couler comme un flot tranquille, sans vague abrupte, sans à-coups, couler et descendre la rive, avec la musique qui berce sans endormir, voilà un privilège que nos âmes formatées n’arrivent pas à apprécier. J’ai comme l’impression que la carrière sportive de Souleymane Camara appartient à ce tempo, à ces notes de fond sonore, à ce bonheur à basse intensité, qui prévient le goût du mieux pour mieux exprimer la vertu du bien. Un éloge de la suffisance, une sobriété heureuse pour reprendre Pierre Rhabi.

A Montpellier son ménage dure depuis près d’une décennie. A Monaco, le berceau de l’envol, la première union durera 5 ans. Un divorce plein d’amabilité le conduira à côté à Nice, avec une escale, comme des vacances sentimentales, dans la pointe bretonne à Guingamp. Un joueur de devoir, utile, à la course généreuse, aux efforts toujours altruistes, un élément essentiel sans qui les collectifs ne feraient jamais éclore les joyaux. Un Makelele pour Zidane. Un rappel, in fine, que le football est un sport collectif.

 Un bilan comptable raisonnable de footballeur assez maigre, pas beaucoup de buts, ni même trop de matchs à cause de son statut de remplaçant, pas les distinctions affolantes qui font les vedettes. Rien de tout cela, Souleymane Camara traverse les âges, avec cette timidité attendrissante dans le visage qui rappelle Ngolo Kanté. Ce regard qui s’excuse presque d’être là comme dans la chanson les vieux de Brel. Ce crâne chauve de disciple appliqué. Derrière ce naturel sans aucun filtre, on pouvait deviner cette matière unique dont sont faits les grands moines, et les grands hommes de Dieu. La dévotion sans le larbinisme. Ce petit, ce catt du groupe de Metsu en 2002 qui était comme l’étoile qui indiquait le vent de l’épopée.

Dans les rues de Dakar, ce garçon dont on avait entravé le rêve de footballeur, rappelle ce que les talibés pourraient être si on desserrait un peu la ceinture du dogme. Mais qu’en savons-nous ? Le train de l’histoire est un aller simple. Dans les rues de Montpellier la gratitude est discrète comme le destinataire. La ville avec sa chaleur méridionale, feu Loulou Nicollin et Gorges Frêche, personnages hauts en couleurs mais au cœur si large, on aime le petit Souley, meilleur buteur du club. On le voit régulièrement arpenter les ruelles, vêtu de son Njaxass, régulier à la mosquée, généreux avec la communauté, sans jamais épouser la prétention politique du justicier. Dissout dans le cœur de la ville, il conforte son image, celle du mot de Sartre : glissez mortels, n’appuyez pas. C’est peut-être ça le privilège ultime : se dissoudre dans les veines des gens, leurs vies, leurs émotions, leurs gratitudes, sans jamais en voir l’air. A l’heure où Montpellier s’apprête, à 35 ans, à le prolonger, nul doute qu’on célèbre l’éternité d’un mariage. Bâti sur la reconnaissance et sur l’essentiel. J’aime à penser que quand Flaubert s’est torturé une journée durant dans sa chambre pour trouver le titre « un cœur simple », il annonçait Souleymane Camara.

 

Par Elgas.