Au Zimbabwé, des grands-mères bénévoles pour pallier le manque de psychiatres

Pour pallier le manque de personnel qualifié dans les hôpitaux, des grands-mères bénévoles ont été mobilisées pour aider les gens atteints de troubles dépressifs. Initié par l’un des rares psychiatres du pays, Dixon Chibanda, ce concept de Friendship Benches (bancs de l’amitié) s’exporte même aux Etats-Unis.

La première fois, Elizabeth Taruvinga s’est assise par hasard sur le banc installé dans la cour du dispensaire. Le pas lourd, elle venait de récupérer son traitement contre le sida. « J’ai découvert que j’étais contaminée en allant me faire dépister à la clinique. Mon mari est mort il y a dix ans en emportant le secret : il avait des petites amies qui le lui avaient transmis. » Une grand-mère l’attendait et elles ont commencé à parler. Elle aussi habitait le quartier, celui de Glen Norah, une banlieue au sud d’Harare, la capitale du Zimbabwe. Hormis le tissu jaune qui recouvrait sa jupe, rien ne distinguait Esilida Furmira des patients. Elizabeth lui a raconté sa vie douloureuse, les larmes quotidiennes, l’isolement, la stigmatisation, le manque d’argent. L’engrenage de la dépression.

Comme près d’un millier de grands-mères zimbabwéennes, Esilida soigne les personnes souffrant de troubles dépressifs sur les bancs publics des cliniques de la capitale. Dans ce pays de 16 millions d’habitants, les quatorze psychiatres sont forcément débordés. D’autant que la maladie mentale y est taboue, au point qu’il n’existe pas de mot pour dire la dépression. « On dit “kufungisisa”, qui signifie “penser trop” », résume Esilida. En 2006, constatant un niveau élevé de mal-être et d’anxiété dans les quartiers populaires d’Harare, un psychiatre imagine les Friendship Benches, littéralement les bancs de l’amitié.

A Ngomahuru, le deuxième hôpital psychiatrique du pays n’a pas de médecin psychiatre.
A Ngomahuru, le deuxième hôpital psychiatrique du pays n’a pas de médecin psychiatre.© Eugénie Bacco

Dixon Chibanda forme des grands-mères à une psychiatrie de proximité qui tient plus du conseil médico-social. « Si j’ai construit le projet ainsi, ce n’est pas pour faire joli mais par nécessité : je n’avais ni financement, ni médecin, ni infirmière, ni bâtiment. Rien, mis à part quatorze grands-mères bénévoles, déjà conseillères en santé dans le quartier de Mbare. »

Depuis son lancement, 85 000 personnes se sont assises sur les bancs de l’amitié à Harare, la capitale, comme en province. A la première rencontre, les vieilles dames s’appuient sur un questionnaire pour mesurer le degré de mal-être. Les malades aux pensées suicidaires sont redirigés vers des professionnels de santé : ils sont trop souffrants pour que les grands-mères les prennent en charge. Les autres bénéficient de la stratégie bien rodée d’Esilida et de ses consœurs.

A Glen Norah, quartier désœuvré proche de la capitale, une patiente, Bernadette, écoute Juliet Marime, membre de l’association.
A Glen Norah, quartier désœuvré proche de la capitale, une patiente, Bernadette, écoute Juliet Marime, membre de l’association.© Eugénie Bacco

En cinq séances, elles font un état des lieux des problèmes du patient : sida, chômage, violence conjugale, manque d’argent, insomnie… Ensemble, ils en choisissent un et réfléchissent aux solutions. Une fois qu’il est résolu, ils passent au problème suivant. Sur les bancs, pas de charabia médical, mais le franc-parler des mamies, qui partagent le même quotidien que les patients. « Elle m’a dit que je n’étais pas censée pleurer, que ce n’était pas la fin du monde », se rappelle Elizabeth. Les encouragements sont écrits jusque sur la tunique des grands-mères. « Kusimudzira, kusimbisa, kusimbisisa, martèle Esilida Mupfumira comme un mantra, en touchant les mots imprimés sur le tissu. En shona, cela signifie : “relever l’esprit, le renforcer et le renforcer encore”. »

En shona, « Kuvhura Pfungwa » signifie « Ouvre ton esprit ». C’est l’antienne inscrite sur les pagnes que portent les bénévoles.
En shona, « Kuvhura Pfungwa » signifie « Ouvre ton esprit ». C’est l’antienne inscrite sur les pagnes que portent les bénévoles.© Eugénie Bacco

L’initiative a fait des émules à travers le Zimbabwe. A Ngomahuru, près de Masvingo, le deuxième hôpital psychiatrique du pays s’est saisi de l’idée. L’établissement veut miser sur la prévention. « Car une dépression détectée tôt permet d’éviter qu’elle devienne une maladie chronique entraînant une hospitalisation », souligne le docteur Maramba, directeur de l’hôpital. C’est un enjeu de santé publique : l’hôpital psychiatrique ne compte aucun psychiatre et a fermé la moitié de ses lits par manque de personnel. Formée à la détection des troubles mentaux par Dixon Chibanda, l’équipe hospitalière a transmis son savoir aux infirmières et aux enseignants. Bientôt, chaque dispensaire de brousse et chaque école aura une personne relais, relate Paris-Match. Une oreille attentive pour écouter avant qu’il ne soit trop tard.

Au-delà des frontières, les bancs de l’amitié s’exportent à Zanzibar, au Malawi, et jusqu’à New York. Rien d’étonnant pour le psychiatre à l’origine du projet. « Ils fournissent un espace pour les malades. Parler à quelqu’un qui vous écoute, qui fait preuve d’empathie, c’est très puissant. Tout le monde en a besoin aujourd’hui. » Depuis quelques semaines, Elizabeth se sent mieux. Elle a même incité une amie à aller voir une grand-mère. « Je lui ai dit : “Parle-lui, tu seras heureuse comme je le suis.” » Esilida l’attend la semaine prochaine.