« Élimination » des enfants talibés : Human Rights Watch met la pression sur les candidats à la présidentielle

Les partis politiques et les candidats à l’élection présidentielle du 24 février 2019 au Sénégal devraient s’engager à mettre fin aux abus commis contre les enfants talibés et à leur exploitation, ont déclaré aujourd’hui Human Rights Watch et la Plateforme pour la promotion et la protection des droits humains (PPDH), une coalition d’organisations sénégalaises de défense des droits de l’enfant.

Des centaines de milliers d’enfants talibés au Sénégal vivent dans des pensionnats d’écoles coraniques (daaras) où leurs maîtres sont de facto leurs tuteurs. Si beaucoup de ces enseignants respectent les droits des enfants confiés à leur soin, d’autres gèrent leurs daaras comme des affaires lucratives sous couvert d’éducation religieuse. C’est ainsi que plus de 100 000 talibés sont obligés de mendier quotidiennement de la nourriture ou de l’argent, dans des villes à travers le Sénégal. Des milliers d’entre eux vivent dans des conditions s’apparentant à l’esclavage, où ils font l’objet d’abus, de maltraitance et d’exploitation.

« Comment se fait-il que le gouvernement soit capable de combattre le terrorisme, mais pas la mendicité et l’esclavage moderne des enfants qui se déroulent au vu de tous ? », a déclaré Mamadou Wane, président de la PPDH. « L’État peut et doit faire davantage pour protéger les enfants talibés contre l’exploitation et les abus. Les élections sont une occasion de promouvoir une feuille de route pour y parvenir dans les années qui viennent.»

Human Rights Watch et la PPDH ont documenté de nombreux cas d’abus commis contre des talibés depuis 2010, notamment des garçons qui ont été sévèrement battus pour n’avoir pas réussi à rapporter leurs quotas d’argent, qui ont été enchaînés ou attachés pour avoir tenté de s’enfuir, voire, dans certains cas, qui ont été battus à mort. Au cours des prochaines semaines, ces organisations publieront un rapport analysant les efforts du gouvernement vis-à-vis des talibés et documentant de nombreux cas d’abus physiques et sexuels, et de décès d’enfants, en 2017 et 2018.

Le gouvernement du Sénégal a mis l’accent sur le développement économique et sur l’éducation, entre autres domaines, mais il n’a alloué qu’un minimum de ressources à l’amélioration de la situation des enfants talibés. Alors même que la ville futuriste de Diamniadio, d’un coût de 2 milliards de dollars,est en voie d’achèvement, des dizaines de milliers d’enfants talibés vivent dans des daaras insalubres installés dans des bâtiments abandonnés ou inachevés à travers le pays.

Bien que le Sénégal soit doté de lois nationales strictes interdisant la maltraitance et la mise en danger d’enfants, la traite de personnes et «l’exploitation de la mendicité d’autrui », les poursuites contre les auteurs d’abus et les actions concrètes visant à protéger les talibés sont restées limitées.

En juin 2016, le président de la République, Macky Sall, a ordonné « le retrait d’urgence des enfants de la rue » et promis « des sanctions » à l’encontre des individus qui contraignent des enfants à mendier. Toutefois, ce processus   de « retrait des enfants de la rue » est resté limité à Dakar et n’a pas été assorti d’enquêtes et de poursuites judiciaires contre les auteurs d’infractions. Même si les arrestations et les poursuites engagées contre les maîtres coraniques auteurs d’abus ont augmenté à l’échelle du pays, dans de nombreux cas les enquêtes ont été abandonnées ou les chefs d’accusation ont été réduits.

Un projet de loi visant à instaurer des normes et des règles pour que les daaras puissent être officiellement agréés et habilités à recevoir des financements a été approuvé en Conseil des ministres en juin 2018, mais il est toujours en attente d’un vote à l’Assemblée nationale.

Malgré certains efforts de la part du gouvernement, il n’apparaît pas clairement que l’incidence de la mendicité forcée ou des abus commis contre les talibés soit en diminution. Pas plus tard qu’en janvier, Human Rights Watch a pu observer de nombreux talibés – souvent pieds nus, mal vêtus ou malades – qui mendiaient à Dakar, à Louga et à Saint-Louis, parfois directement sous les yeux d’agents de police ou devant des bâtiments gouvernementaux. Outre ces cas documentés par Human Rights Watch, des responsables judiciaires et des travailleurs sociaux de plusieurs régions du pays ont affirmé qu’ils recevaient chaque année des dizaines de talibés victimes d’abus et fugueurs.

Les services étatiques de protection de l’enfance – comme les centres d’accueil pour enfants et les Services de l’Action éducative et de la protection sociale en milieu ouvert (AEMO) – souffrent d’une insuffisance de ressources et de personnel, et sont souvent débordés. Certaines régions ne disposent pas de refuges pour enfants séparés de leur famille ou victimes d’abus. En conséquence, ces enfants vulnérables et maltraités dont les talibés ne reçoivent ni les soins, ni la protection ou l’assistance juridique dont ils ont besoin.

À l’approche des élections, des activistes et des journalistes sénégalais ont dénoncé de plus en plus souvent l’absence d’une réelle volonté politique de mettre fin aux abus commis contre les enfants talibés. Un analyste a ainsi écrit: « Pourquoi le Sénégal, pays démocratique et partie prenante dans de nombreux instruments juridiques internationaux de promotion et de défense des droits humains, [n’arrive pas à mettre fin durablement] à la traite de personnes, et surtout d’enfants ?… La classe politique aura-t-elle la maturité nécessaire pour parvenir à un consensus national afin de retirer tous les enfants du Sénégal de la rue…? »

Le 18 décembre, lors d’une table ronded’organisations gouvernementales et non gouvernementales actives dans la protection de l’enfance, la PPDH a mis au défi les candidats à l’élection présidentielle « d’imposer un agenda politique centré sur l’intérêt supérieur de l’enfant », qui exhorterait à « l’accélération du processus d’adoption du projet de loi portant statut du daara et celui du retrait des enfants. »

Dans une lettre ouverte aux candidats à la présidentielle datée du 22 janvier, l’Association des juristes sénégalais a souligné « la nécessité impérative qu’ils prennent en considération la situation en matière de droits des femmes et des enfants dans leurs programmes en vue de l’élection présidentielle. » En ce qui concerne « la situation des enfants dans la rue », l’association a affirmé que les candidats devraient expliquer « les dispositions [qu’ils] comptent mettre en œuvre pour l’application effective de la loi contre la traite [des personnes] et l’article 245 du Code Pénal et l’adoption du projet de loi sur le statut des daaras et du code de l’enfant ; afin de protéger les enfants contre la mendicité forcée et de leur permettre d’accéder gratuitement à une éducation de qualité. »

Les candidats à l’élection présidentielle du Sénégal devraient présenter clairement les mesures qu’ils comptent prendre pour lutter contre les abus et l’exploitation dont sont victimes les enfants talibés. En particulier, les candidats devraient s’engager à :

Faciliter l’adoption du projet de loi portant statut des daaras ;Soutenir les efforts en vue d’ouvrir des enquêtes contre certains maîtres coraniques ou parents qui exposent des enfants talibés à l’exploitation, aux abus ou à d’autres dangers ;Faire appliquer les décisions de fermeture des daaras où les enfants sont exposés à des dangers sécuritaires ;Faciliter l’accès à des aides financières pour les daaras qui n’ont pas recours à la pratique de la mendicité et qui respectent pleinement les droits des enfants à la santé, à des conditions de vie adéquates et à une éducation de qualité ;Créer des centres d’accueil d’urgence pour les enfants dans les régions qui ne disposent pas de telles structures ;Accroître les ressources et le personnel des services existants de protection de l’enfance, dont les centres d’accueil pour enfants et les antennes régionales des services de l’Action éducative et de la protection sociale en milieu ouvert (AEMO).

« Le gouvernement du Sénégal a fait certains efforts pour protéger les talibés, mais rien ne changera pour les milliers d’enfants talibés qui souffrent d’exploitation ou d’abus sans un engagement plus vigoureux de la part des dirigeants politiques », a affirmé Corinne Dufka, directrice adjointe de la division Afrique à Human Rights Watch. « Les candidats à la présidence et leurs partis politiques devraient faire savoir à la population comment exactement ils comptent apporter un changement véritable pour les talibés. »