- La revanche des oisifs -

2020, une année domestique (Elgas)

L’empire des chiffres, comme toujours. 2020 est d’abord, semble-t-il, une année arithmétique. On compte, on décompte. Ensuite seulement, peut-être, une année océanique qui, hélas, fait ou ne fait pas de vague selon les régions. Enfin, une année Netflix : une série, avec son suspense et ses saisons : la première porte l’ivresse de la découverte ; la deuxième, celle de l’euphorie dramatique. Elle en annonce d’autres. Nous voici donc, pour l’heure, dans la deuxième saison. Et le 2 est presque prophétique, faut croire !

L’adage n’était-il pas un poil optimiste en disant que « la foudre ne s’abat jamais deux fois au même endroit ? » Et la mouture philosophique d’Héraclite : « on ne plonge jamais deux fois dans les eaux d’un même fleuve » ? Et le sombre présage de Karl Marx : « l’Histoire se répète toujours deux fois : la première fois en tragédie ; la seconde fois en farce. » Et on si finissait par le dicton populaire un peu porté sur la surenchère : « jamais deux sans trois » pour esquisser des perspectives ? Avouons que tout cela n’est pas très réjouissant. On a connu mieux comme horizon et usage du deux.

Surtout, le coronavirus n’en a cure. Il a le goût du défi de toute autorité. Enfant rebelle, il fait montre d’une insubordination sophistiquée et téméraire, contre laquelle ce que le monde compte d’esprits lumineux semble sinon démunis, bien embêtés. De son berceau chinois, il nous paraissait exotique, lointain et bénin. Il semblait – tout compte fait – être un châtiment, coriace, bien mérité, pour cet empire obscur du milieu. Punition au nom des pangolins, même on si on note le peu d’égard pour les chauves-souris. Mais en un clin d’œil, le chinois est devenu l’italien et on connait la suite : le chinois est devenu l’humain. On se triturait la tête pour se débarrasser des races depuis longtemps, eh bien les marchés de Wuhan avaient la recette ! Le vent mauvais de l’infortune, ou plutôt de la fatale condition du Tout-monde, l’a exportée et glissée dans nos pantoufles. A nous de l’accueillir. Comme hôtes, nous ne devons renier nos traditions d’hospitalité et bienveillance chrétienne : il faut lui souhaiter la bienvenue dans l’espace domestique et vivre avec lui. Du reste, l’intrusion du nouveau migrant viral, la promiscuité qu’il induit, le confinement qu’il déclenche, l’angoisse qu’il sème, l’empêchement qu’il instaure, ne surgissent pas du néant du chaos : trois milliards d’individus au bas mot, et la fourchette est basse, sont familiers de ce sédentarisme amer. On n’a pas souvent l’occasion d’être héroïque, la chance est belle, non ?
En France, on se mettait ainsi à la fenêtre à 20h pour applaudir les soignants : on soigne sa confiance et ses bons sentiments comme on peut ; au Sénégal, les tailleurs faisaient de leur surplus de tissus des masques assortis pour accompagner les « outfits ». Une esthétique du masque en wax ! Pour le Sénégal, le récit fut longtemps romanesque. La médecine nationale, avec ses laboratoires importés des firmes pharmaceutiques, Pasteur en tête, a tenu le choc, même sans moyens. On salua le savoir-faire sénégalais. Avec en prime, l’aura du professeur Raoult prophète déchu chez lui, né au Sénégal, dont le père, soigna la bilharziose dans les années 50 dans le pays. Romanesque histoire ! Le couvre-feu fut dit-on efficace. Cycle naturel du soleil, au village le couvre-feu était surnuméraire : le soleil régissait déjà la vie pastorale. Mais enfin, pour beaucoup, il ne faut bouder son plaisir de voir l’Europe pour une fois compiler le macabre bilan de son arrogance. C’était l’annonce de l’agonie du vieux continent et l’envol du jeune. Si ce relatif succès est imputable aussi à la jeunesse de la population, il ne fut pas moindre. On monta en épingle l’affaire pour accabler les prévisionnistes catastrophistes qui annonçaient pire. Mais les problèmes domestiques sénégalais sont bien plus sérieux que le coronavirus. C’est un moindre mal. Le jour où il disparaît, le pays, comme ses homologues africains, reviendra à la vérité de son quotidien.
Un jour, pour consigner les faits marquants de l’année 2020, les historiens n’auront pas tellement le choix : ils devront s’enticher et débattre, dans le même geste, de ce virus qui ne présente pas un charisme extraordinaire. Un élément perturbateur qui, à y regarder plus près, n’a même pas l’étoffe, ni les nuisances démocratiques, caractéristiques de la famille élargie des microbes, bactéries et autres ennemis de l’humanité qui s’abattent indistinctement sur les hommes. Un virus plutôt mesquin qui s’écrase devant les jeunes bien portants, en leur arrachant tout au plus un goût et un odorat que le capitalisme avait déjà mis à mal. Il épargne vaguement les gosses, accable les malades, achève les vieux. Passablement féministe, il s’acharne plus sur les mâles. Socialiste, il promeut la proximité en infligeant la promiscuité, classique trahison. Longtemps, on le crut anticapitaliste : on eut tout faux. Il ralentit l’économie certes, mais pour mieux la sauter. Comme portrait on a vu mieux, dans le registre du panache comme de l’effroi. Comme une métaphore de l’époque, c’est un mal finalement banal. Un ami déraisonnable qu’on finit par adopter, en lui passant ses défauts et en capitulant devant les dégâts de ses agissements. A-t-on pour autant capitulé ?

Non c’est mal nous connaître. Lors de la première vague, l’on a flairé la possibilité « d’exploiter » la pandémie pour faire advenir un nouveau monde. Et on s’y employa. De tribunes en webinaires, la parole décidée « du plus jamais ça » occupa l’agenda. Du confinement, on fit littérature dans les maisons de campagne, les retraites spirituelles. Eloge des pantoufles, des intérieurs de maisons, des jardins pour les plus chanceux, la cuisine pour tous, aquarelles pour ceux-ci, tricot pour ceux-là, école à la maison, c’était la recouverte de la vie intérieure, le télétravail, la vie oisive. Le répit des chômeurs, soudain souverains dans leur condition au ralenti. La revanche de la routine sur la frénésie. Le rien sur le tout. Le stop sur le go. La mode était d’être inside. De paris à Dakar, un exotisme chaleureux, une colonie de vacances à domicile, comme la quête spirituelle qui devait accoucher d’un nouveau monde. Mais la promesse et la résolution eurent un souffle court. Le premier rayon de soleil de l’été et l’appel irrésistible des vacances, jetèrent sans ménagement nos résolutions aux oubliettes. Le déconfinement nous déshabille, nous dévoile. L’empreinte carbone et l’increvable ancien monde se rebiffent. L’exploitation de cette « chance » annoncée ne donna rien. Retour à la case départ. Et pour reprendre Karl Marx, c’est le temps, après celui de la tragédie, de la farce (tragique).

L’empire du domestique est revenu, pour un temps. Il repartira dans la confidentialité des chez-soi un jour. A chacun à la mesure de sa maison. Le coronavirus a épousé les contours du monde qui lui préexistait. Il y jeté sa lumière vive, sur des failles existantes. Mais ce serait bien trop lui prêter que de considérer qu’il est doté d’un pouvoir de destruction providentiel. Rien dans son allure, ses caractéristiques, n’indiquait en lui la gestation d’un nouveau monde. Un péché d’orgueil de l’intelligence collective qui se décharge de sa responsabilité sur un pauvre virus. Lampedusa avait bien raison : « tout change pour que rien ne change ». Lavoisier lui emboîte le pas « rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme »
Aux dernières nouvelles, les vaccins sont dans les starting-blocks. A la deuxième saison, succédera probablement la troisième, avec ses intrigues, complotistes, anti-complotistes, antiwax, la vox populi. Quel scénario ! Netflix aura gagné. Et on sera à la maison, pour ne pas en manquer une miette.

Elgas

Écrivain et journaliste

elgas.mc@gmail.com