- ‘‘Déprimatorialisation’’ -

[ÉDITO, ET DIT TÔT] ‘‘L’Aprimature’’ de Macky Sall: à l’usage, décision plus judicieuse que pernicieuse (Par Ousseynou Nar Gueye)

Le Sénégal a une expérience singulière avec le poste de Premier ministre : les deux premiers présidents de la République ont fortement soupçonné leur Premier ministre d’avoir des visées sur leur fauteuil présidentiel. C’est ainsi que le président Léopold Sédar Senghor a embastillé le président du conseil Mamadou Dia, pour tentative de coup d’Etat présumé. C’est ainsi aussi que le président Abdou Diouf a tôt fait de demander à Moustapha Niasse de procéder à un enterrement de première classe du poste primatorial auquel il venait de le nommer.

Ces deux Premiers ministres-là avaient été imposés au président en place. L’un par les événements, Mamadou Dia, ceux de l’éclatement de la Fédération du Mali, où Senghor n’avait pas hésité à demander à Dia de devenir président de la République, ce que ce dernier déclina, enjoignant à Senghor de devenir premier chef de l’Etat sénégalais nouvellement indépendant. L’autre Premier ministre avait été fortement prescrit au tout nouveau président Abdou Diouf par Léopold Senghor, qui avait explicitement demandé à Diouf de nommer Moustapha Niasse comme Premier ministre. Ce à quoi Diouf avait rechigné, nommant d’abord son ami de toujours Habib Thiam comme Premier ministre, avant de se résoudre à propulser Moustapha Niasse au poste. Ces deux Premiers ministres-là se sentaient d’ailleurs les véritables ‘‘derniers des Mohicans’’, incarnations de la véritable légitimité populaire. Dia, parce qu’il mettait en œuvre, envers et contre tous, le ‘‘socialisme africain auto-gestionnaire’’, qui se devait d’être la seule voie de salut du Sénégal nouvellement indépendant. Le Maodo Dia finira d’ailleurs par se présenter à une présidentielle, celle de 1983. Moustapha Niasse parce qu’il se croit le seul véritable fils spirituel de Léopold Senghor et son héritier politique. Il préside d’ailleurs la fondation Senghor jusqu’à ce jour et a été trois fois candidat à une présidentielle.

Qu’en est-il des présidents Abdoulaye Wade et Macky Sall ? Pour tous les deux, tous les Premiers ministres qu’ils ont nommés ont nourri des ambitions présidentielles, à l’exception notable d’un seul, pour chacun. Pour ce qui est du Président Wade, aussi bien les Premiers ministres Moustapha Niasse, qu’Idrissa Seck, Hadjibou Soumaré, Macky Sall et Souleymane Ndèné Ndiaye ont fait état de leurs aspirations à occuper le poste suprême. Sauf la fâcheusement discrète Mame Madior Boye n’a pas songé à devenir présidente. Pour ce qui est des ‘‘Premiers’’ nommés par le président Sall, Abdoul Mbaye veut désormais devenir président de la République et c’est un secret de polichinelle qu’Aminata Mimi Touré y pense aussi fortement en nouant son foulard chaque matin. Seul Mahammed Boun Abdallah Dionne, loyaliste au doigt sur la couture du pantalon, n’a jamais laissé prospérer ou percevoir l’idée qu’il voudrait un jour succéder à Macky Sall.

Le premier impératif pour un président sénégalais est donc de faire en sorte que les Sénégalais et le titulaire du poste ne perçoivent pas la Primature comme un dauphinat du chef de l’Etat. Tous les présidents sénégalais ont une fois supprimé le poste de Premier ministre, sauf Abdoulaye Wade. Et si Abdoulaye Wade ne l’a pas fait, il n’en a pas moins créé un poste de vice-président de la République, qu’il n’aura toutefois jamais pourvu d’un occupant. Tout cela, oui, pour que le Premier ministre ne se croit pas le successeur désigné du président de la république en place. Avec sa réélection en février 2019, le président Sall a également tiré les conséquences d’une incongruité politique : finissant un septennat et entamant un quinquennat, dont la durée coïncide désormais avec celle du mandat des députés, le président ne serait plus que le protecteur du Premier ministre émanant de sa majorité législative, alors même que celui – ci est supposé être, dans l’esprit des institutions, un fusible politique. Le deuxième impératif catégorique qui justifie, à l’usage, la suppression de la primature est donc que ce poste ne joue plus son rôle de variable d’ajustement politique dans le cadre d’un quinquennat présidentiel : avec un septennat présidentiel courant en même temps qu’un mandat quinquennal des députés, le chef de l’Etat en place pouvait, deux ans avant la remise en jeu de son bail et à l’issue de nouvelles élections législatives, nommer un ‘‘gouvernement de combat’’ pour la présidentielle suivante, avec pour seul cap la réélection du président sortant.

Ce volant électoral n’est plus disponible. Aussi, Macky Sall a-t-il supprimé la Primature, faisant du dernier occupant, Mahammed Boun Abdallah Dionne, une sorte de super-intendant du palais présidentiel. Le Premier ministre d’ailleurs, dont une fiction politique voulait qu’il soit responsable devant les députés, ne tenait plus la représentation nationale. Plusieurs projets de loi n’ont pas été votés aussi vite que voulu par les députés alors qu’ils avaient été adoptés par le conseil des Ministres : la loi sur le statut de l’artiste, le Code de la Presse…En plus, la Primature, pour des dossiers qui trainaient, avaient toujours le loisir facile de dire aux ministres concernés et aux députés impatients que c’est le palais présidentiel qui freinait les choses. Avec la suppression de la Primature, Macky Sall a plus de prise sur sa majorité législative et ses ministres lui sont plus directement comptables de leur action quotidienne. Il est arrivé à faire voter des lois en un temps éclair, comme par exemple celle sur la criminalisation du viol.

La pandémie de Covid-19 mettant en première ligne le président Sall aussi démontré qu’un Premier ministre n’aurait pas été utile en ces circonstances : la loi d’habilitation que le président Sall s’est fait voter et les dispositions lui permettant de procéder à des passations de marchés par gré à gré pour les besoins de la lutte contre le coronavirus était à échelle présidentielle, car lui a la légitimité de l’élection au suffrage universel. Ce qu’un Premier ministre, quel qu’il fut, n’aurait pas eu. Cette ‘‘déprimatorialisation’’ est aussi une démonarchisation.

En tout cas, nous l’espérons : Macky Sall a plusieurs fois répété en public, dans des interviews dont les archives audiovisuelles sont disponibles, qu’il ne pourra pas postuler à « plus de deux mandats consécutifs ». Ce qu’en effet la Constitution votée en 2016 lui interdit. La véritable gageure est pour lui de ne pas céder à la tentation de désigner un dauphin. Cela sera difficile, car le mouvement naturel est de vouloir conserver le pouvoir présidentiel au sein de son parti, l’APR, ou à tout le moins dans sa coalition présidentielle, Benno Bokk Yaakar. Aussi, Macky a-t-il un peu rétropédalé en indiquant le 31 décembre 2019 qu’il ‘‘n’infirmait, ni ne confirmait’’ s’il serait candidat en 2024. C’est le seul moyen, selon lui, de tenir sa majorité tranquille, au moins jusqu’aux législatives de 2022, qui rebattront les cartes. Avec ces élections de juin 2022, qui porteront une majorité législative renouvelée à l’Assemblée nationale, il sera temps pour Macky Sall d’indiquer à quel successeur potentiel vont ses préférences. D’autant que l’Assemblé nationale qui sera élue en juin 2022 n’aura vocation à être en place que jusqu’en 2024.

Le nouveau président, qui ne sera pas Macky Sall, n’aura naturellement de cesse que de vite convoquer des nouvelles élections législatives, dès 2024. Avec cette Assemblé élue en (juin) 2024, le mandat de la majorité législative coïncidera à nouveau exactement avec celui du chef de l’Etat. Ce qui laisse à penser que la déprimatorialisation persistera, après Macky Sall.

Le chef de l’Etat élu en 2024 aura à cœur de conduire lui – même ses partisans à la conquête des sièges de l’Assemblée nationale dont il se donnera les moyens constitutionnels de dissoudre la précédente législature à élire en 2022, et de ne pas se désigner un ‘‘dauphin primatorial’’, sitôt élu.

Ce (futur) président-là poussera-t-il « l’aprimature » jusqu’à faire mettre l’effigie de son ombre sur les affiches électorales de son camp à ces législatives, comme Abdoulaye Wade n’avait pas hésité à la faire en 2001? La « déprimatorialisation » réserve en tout cas encore des surprises.

Ousseynou Nar Gueye