« Roman de la Camerounaise Frieda Ekotto : des homosexualités qui changent de l’habitus homologué »

Baltazar Atangana Noah Nkul Beti

Le titre originel que j’ai souhaité donner à cette note de lecture était : « Portrait d’une jeune artiste de Bona Mbella » de Frieda Ekotto: la représentation littéraire des homosexualités comme potentiel de changement des « habitus homologués ». Toutefois, pour des besoins de commodités éditoriales, nous avons décidé de le raccourcir, en accord avec la rédaction de Tract, en un titre qui rend toujours très bien ce que je souhaite exprimer sur ce livre.

Publié chez L’Harmattan, en 2010, c’est un roman, toujours d’actualité, qui fait entendre le cri du silence des minorités sexuelles: le vécu socio-sexuel des « femmes qui aiment les femmes », dans un « quartier atroce, un monde à part ». Il se lit et se dévoile comme un engagement sexuel d’une Frieda Ekotto qui assumerait son statut sexuel à la Philippe Besson(Arrête avec tes mensonges:2017). Portrait d’une jeune artiste de Bona Mbella est donc un topos-comme univers- phallocratique où les sujets-humains femmes sont potentiellement utilisés comme des commodités sexuelles et domestiques. D’un bout sec, c’est une aventure littéraire, brodée autour de deux protagonistes: Panè et Chantou, qui pose les jalons de la possibilité de l’amour- au sens pleinement érotique- entre femmes, à partir d’une certaine volonté rêche de n’être plus gouvernées et dominées par « des pénis surdimensionnés »p.67.

Chez Ekotto, la mise en discours des femmes qui aiment les femmes s’organise autour d’une intransigeance vis-à-vis de l’hégémonie phallique, au point que cette intransigeance constitue une ressource sexuelle et sociale permettant de construire des points de vue cohérents, potentiellement acceptés même si manifestement rejetés. Ekotto suggère, à travers la liaison de Panè et de Chantou, de considérer le désir lesbien des protagonistes comme une objectivité qu’il est important d’interroger dans ses moindres comportements pour essayer d’anticiper son intégration dans un contexte phallocratique. Car, cette objectivité suppose le comparable de l’existence d’un étalon dont la compétence permet une garantie de la valeur des vérités autour des homosexualités, et du consensus socio-sexuel qui valide l’invention de nouveaux discours littéraires( africains francophones en particulier) traitant des homosexualités dans un sociotope frappé d’interdits.

La performance du désir lesbien de Panè et Chantou relève d’une catégorisation en actes : c’est-à-dire que les actes, qui meublent le vécu socio-sexuel des protagonistes dans leur univers social, sont rapportés aux perceptions que les femmes qui aiment les femmes se font des hommes et des perceptions que les hommes se font de ce groupe de femmes.

Il devient important de souligner que le processus de catégorisation de la liaison entre Panè et Chantou, et partant des femmes qui aiment les femmes, est un marqueur d’affirmation de la libération féminine de la domination masculine qui n’envisage pas une cohésion intergroupe entre les hommes et les femmes de Bona Mbella.

« Déchirer le voile » du silence au sein des minorités sexuelles

Dans ce fait littéraire, il est question d’un prolongement des débats publics sur la déconstruction de l’hégémonie phallique, posée dorénavant comme effacement du patriarcat. Le triple assassinat de Panè dans sa volonté de prendre en charge son corps, et sa sexualité, est donc la plus violente forme d’expression de cet effacement. Indirectement, les hommes et les femmes qui constituent le microcosme, Bona Mbella dans le roman, interagissent d’une certaine manière dans des rivalités dans lesquelles la victoire des hommes sur les femmes ou les femmes sur les hommes est obtenue à condition de présenter ouvertement sa carte d’identité sexuelle. Les complicités et les amitiés nées des liaisons développées entre les cinq filles de Ngodi, Chantou et Panè dévoilent ainsi la multiplication de rencontres nouvelles non compétitives entre les femmes qui s’aiment contrairement à la dimension dichotomique homme-femme.

On a donc affaire à des femmes viriloïdes, celles qui atteignent donc leur orgasme pleinement à partir d’elles même ou d’autres femmes. Ces femmes atteignent ce que les hommes de Bona Mbella ne parviennent pas leur offrir : c’est-à-dire, détendre les relations et offrir la possibilité d’explorer toutes les formes de l’ imaginaire sans complexe.

Dans Portrait d’une jeune artiste de Bona mbella, Ekotto créé un espace différentiel de libre expression dont le but est d’inverser la tendance dominante pour aller vers une fragmentation, un émiettement non subordonnés à un centre ou à un pouvoir central de la traditionnelle et hégémonique hétérosexualité. Cet espace différentiel de libre expression est donc un contre-espace. Une manière de marge pensante, non plus à partir des marges de confinement du fait de l’orientation sexuelle dissidente des protagonistes, mais à partir des marges affirmées, dévoilées et projetées en principe de différenciation, afin de légitimer une lecture des sociétés à partir des impossibles amours entre homme-homme ou femme-femme représentés et/ou rendus possibles dans les œuvres littéraires contemporaines sans déguisement stylistique.

La représentation littéraire des minorités sexuelles, notamment les homosexualités par Ekotto, à travers son roman, montre que les minorités sexuelles ( au-delà de la société interne au texte) sont en perpétuelle recherche, non seulement d’eux-mêmes. Mais aussi d’un univers où ils peuvent s’exprimer sans être rejetées, marginalisées et/ou stigmatisées.

C’est une dimension qui ressort, par exemple, chez Mbougar Sarr ( De purs hommes :2018), chez qui la question du corps de l’homosexuel est mise en avant et chez Karim Deya( J’attends mon mari :2014) lorsqu’il représente Thiossane et Moctar Saïdou Bâ, des « Goor jigen »(homme-femme), c’est-à-dire des homosexuels, épris l’un de l’autre, mais qui sont contraints par leur condition marginale à une discrétion absolue ceinte de terreur et de peur. Toutefois, dans leur quête d’expression de leur identité sexuelle, à partir des marges donc, les minorités sexuelles, notamment les homosexuels, réclament aussi le besoin d’entrer en dialogue avec autrui suivant le pas du non moins complexe processus de quête d’affirmation identitaire au sens le plus large. Elles expriment un profond désir d’être en contact avec autrui dans leur acheminement vers l’acceptation de leur sexualité « marginale ».

Tout compte fait, Ekotto révèle que les femmes qui aiment les femmes, tout comme les hommes qui aiment les hommes, dans un contexte atroce, dominé par l’hégémonique phallocratie, vivent dans un entre-deux de dissimulation, de désespoir et de besoin d’affirmation de leur identité sexuelle, au point de se projeter dans le miroir de la multiplicité. Dès lors, l’instabilité et la fluidité dans le besoin d’affirmation explicite de leur identité sexuelle deviennent un élément capital qui suggère profondément d’explorer toutes les dimensions et les possibilités autour des débats sur une éventuelle reconfiguration de l’identité, de l’existence et du monde. En ce début de siècle caractérisé un développement exponentiel des technologies et la prolifération d’une violence généralisée au sein des populations.

Par Baltazar Atangana Noah-Nkul Beti

(noahatango@yahoo.ca)

Tract