Le Retour à Coubanao

Épisode 10 : « Petites copines » (Par Elgas)

Ça a duré à peine 20 minutes. Sur le petit banc de bois, au bord de la route, où j’avais échoué à l’ombre d’un grand manguier, elles avaient avancé vers moi. D’abord timides, elles n’avaient pas arrêté de regarder mon appareil photo dans un mélange de curiosité enfantine et d’impatience. Puis d’un coup, alors que je m’essuyais le front et échangeais avec quelques jeunes du village, elles avancèrent et se dressèrent net devant moi. A peine eûmes-nous entamé un dialogue, que je compris que je les intéressais moins que le Sony que j’avais. Je fus magnanime. Elles prirent l’appareil qui semblait les captiver plus que tout, s’éloignèrent de quelques pas, ajustèrent l’objectif sur moi, l’une donnant les consignes et l’autre cadrant talentueusement. Comme une équipe de photographes en herbe, elles mitraillèrent. Elles ajoutaient même de la coquetterie dans le geste, l’appareil imposant pour leurs petites mains semblait s’y plaire. En regardant sur l’écran ensuite, après une première salve de photos, elles s’esclaffèrent, fières d’elles et de leurs premières captures.

Elles me tendirent l’objet et se mirent 5 mètres plus loin, m’intimèrent presque l’ordre de les sublimer. Je cadrai et photographiai. Elles adoptèrent plusieurs poses : les doigts en V, une position de profil, la moue du bisou, un grand sourire. Elles vinrent après, à mes côtés, savourer le diaporama. L’une sembla littéralement en extase avec elle-même sur une des photos, l’autre plus en retrait, se tut, même si un sourire venait jeter un éclat à son visage plus dur à confesser. Je me fis ainsi des amies, de petites copines, vites complices, qui ne s’arrêtaient plus. Elles s’appelaient Effoh et Yaga, découvris-je au gré de la conversation, jumelles d’âge, de classe, et camarades de jeux.

Effoh, la plus entreprenante avaient des tresses inachevées, un petit bijou, des perles noires autour du cou. Elle avait de petits yeux noirs et fureteurs, de grandes oreilles et une bouche prompte à proférer d’innocentes bêtises. Elle adoptait tour à tour une moue vive et prudente, comme incapable de savoir sur quel mode aborder l’étranger que j’étais. Elle portait un ensemble en wax, bleu, brodé de jaune, et des tongs esquintés, recouvertes par l’argile. Yaga avait, elle, le visage timide, rempli de grâces. De larges yeux qui naissaient en bas d’un front imposant et lisse. Elle avait un tout petit nez et se tenait sagement, dans une gestuelle du corps d’une incroyable maturité. Elle était habillée d’une jupe rose et d’un t-shirt blanc, taché au niveau de la poitrine du motif d’un gros point rouge agrémenté d’un dessin bleu, comme la trace d’une trainée de peinture. Des tresses moins imposantes, en petites touffes irrégulières, donnaient à son visage, des accents de simplicité naturelle. Plus en retrait, moins expressive, elle avait elle aussi pris place à côté de moi.

Devant mon écran, dont elles avaient instinctivement compris tous les mécanismes de fonctionnement, elles firent défiler les photos, du jour, de la veille, et me posèrent des questions sur chaque cliché. Elles jouèrent sur les modes, noir et blanc, sépia, les portraits, les paysages. Effoh plus engageante, semblait pourtant devant l’objet moins douée que Yaga, qui sereinement, naviguait dans le tableau de bord. Elles formaient une redoutable équipe, dont les talents en trompe-l’œil, pouvaient en décontenancer beaucoup. La retenue de Yaga était tout sauf un suivisme, l’énergie de Effoh, encore moins une assurance. Toutes les deux semblaient se compléter, dans un portrait en ombres et lumières, deux faces d’une même médaille, que l’âge et l’avidité rendaient assurément grandiose. L’abord timide avait désormais cédé la place à plus d’entrain chez elles, de partage, et mes copines ne me lâchèrent plus, pour mon plus grand bonheur.

Elles avaient plus ou moins 10 ans, étaient en CE1, dans la même classe. Effoh n’aimait pas les calculs ; Yaga, ne détestait pas grand-chose. Tout autour, sur les bancs où avaient pris place les habitants du village, notre manège avait fait sourire. Les femmes avaient d’abord essayé de refréner l’envie des deux fillettes d’importuner l’étranger. Je les rassurai. Elles les laissèrent, même si elles ne semblaient pas tout à fait sûres que cette attitude fût la plus appropriée, pour des gamines à qui on apprend habituellement l’effacement. Cet épanchement, moi, me plaisait. En attendant la voiture pour rentrer à Ziguinchor après ce séjour dans les Kalounayes, notre petit clan à trois m’avait rappelé des souvenirs. Je ne pus en effet m’empêcher de repenser à la seule cérémonie de ñakay (Excision) à laquelle j’avais assisté 20 ans auparavant. J’avais perdu alors ma meilleure copine dans le bois sacré, pendant plusieurs jours. Elle avait peu ou prou le même âge qu’Effoh et Yaga. L’espoir de retrouver les premières amours est si envahissant, mais si irrépressible, que chaque retour est inconsciemment une manière de les revivre. Ma petite copine de jeux, que l’on me prêtait sous mes contestations gênées, mais que j’avais tant plaisir à voir au loin, à deviner, à aimer, avait été dans le lot des filles parties pour l’excision. De là même où Yaga, Effoh et moi, nous nous sommes plus à nos jeux photographiques, 20 ans avant, l’écho qui parvenait à ce seuil du village, était autre. L’initiation à la vie féminine, le rite de purification, battaient leur plein. Je me retrouve, ayant abandonné le rêve de revoir ma promise, à voir son visage chez ses deux petites complices, dont je ne savais pas si elles avaient déjà subi leur tour, et si elles y iraient incessamment sous peu…

Les 20 minutes avaient filé. Le bruit du moteur et la grande trainée de poussière annonçaient l’arrivée de la voiture pour Ziguinchor. Effoh, Yaga et moi fûmes tristes de nous séparer. On était devenus de vrais confidents. Le visage si impassible de Yaga avait même fendu sa raideur et son masque habituel, pour offrir des yeux larmoyants. Je n’avais rien d’autre à leur laisser, comme le gage de les revoir, ni même de partager les photos. Je décrochai le mail in extremis d’un jeune et leur promis de leur faire parvenir un album imprimé. La voiture disparut. Je sais, je le sais encore plus maintenant, que j’ai manqué de petites copines, de petites amies, du sexe opposé. Nous n’avons pas appris à connaître nos femmes, enfants, adolescentes, adultes. Nous n’en retenons que ce qu’en portraiture notre culture. Il y a potentiellement dans toute célébration du rôle majestueux de la mère, idéale, au foyer, une habile corruption de la domination, la vénération comme rançon de l’hégémonie. Les rôles ingrats que la société leur assigne nous aliènent inconsciemment, à les voir ainsi, subalternes. Au fil du temps, sans s’en rendre compte, nous devenons leurs bourreaux. Pas tellement que nous soyons mauvais, mais seulement héritiers d’un ordre. Je me plais à imaginer l’avenir de mes copines, je ne sais pourquoi, mais je ne suis pas optimiste. Coubanao leur offre assez peu de choses pour rêver, la première condition de l’émancipation…Effoh et Yaga, comme ces adolescentes qu’on retrouve dans les romans de Toni Morrison, embarquées dans des illusions douces et tragiques.

 Le temps d’écouter les petites filles est sans doute le plus important des paris à faire, finis-je par me dire dans la voiture. Le pari d’éveiller à chaque âge la conscience. L’égalité n’est pas le clonage, ni même la ressemblance, mais la liberté de piloter sa vie, de n’être empêché par rien d’arbitraire. L’une des défaites des féminismes c’est qu’on en a fait une chasse gardée des femmes. Comme s’il fallait quand on est homme, prouver en être pour être admis dans le club. Point de certificat de féminisme par détention de vagin. Il ne peut se dissocier des combats généraux pour la liberté et l’égalité. Le féminisme sénégalais, entre autres, a un ennemi premier et central, c’est la tradition et la religion, piliers du patriarcat. Sa propension à l’esquiver pour déporter les combats ailleurs est la mesure de son imposture. Ne rien passer aux femmes, ne point les surcharger. Les considérer totalement avec la liberté de défaillir, d’être mauvaises, de choquer, d’être humaines…Quoi qu’en pensent les sectaires, le féminisme est une question d’Hommes. Ceux qui le sont n’ont besoin ni de preuves, ni de gages à donner, encore moins de proclamations. En cela est-il salutaire que les écrits restent. Derniers juges dans un monde de la parole immédiate où il y a tant de héros pour si peu de causes.

Elgas

Écrivain & journaliste

elgas.mc@gmail.com