FEUILLETON – Le Retour À Coubanao : « La Route Des Kalounayes » (Épisode 1, par Elgas)

Une langue d’argile que mord l’ombrage des manguiers et des anacardiers. Des deux côtés de la route ocre, la poussière argileuse a recouvert les feuillages. Les tons changent au fil du chemin qui s’éclaircit, tantôt, des ponts de fortunes à traverser, tantôt de grands trous arides où cale la voiture. A l’ombre, à la lisière des premiers villages, des bêtes accablées par la chaleur ruminent leur repas. D’autres, plus hardis, jouent : des singes véloces qui gambadent, des varans qui rompent leur sieste, serpentent furtivement la route y laissant leurs empreintes massives.

Un soleil aux reflets métalliques inonde la savane, électrise l’horizon en nuées incandescentes, calcine les tresses des palmiers, et nargue la terre grognant de soif. La chaleur est écrasante, étouffante, en cet avril. Devant l’horizon saturé de ce paysage sublime et tragique, on découvre un alignement de villages que l’on devine aux plaques entamées par la rouille, et aux petits attroupements de jeunes filles devant les moulins.

De village en village, les mêmes scènes, les mêmes accueils. Jacassantes et enjouées, la tête ployant sous quelques charges, la gueule fendue par de larges sourires, les jeunes filles, pagnes lâches et mise sans faste, étrennent la bienvenue à Koubalan, Djoubour, Niandane. Kamonsor. A côté d’elles, sur les petits bancs de bois à l’abri sous la fraîcheur, les protecteurs de la citadelle : vieillards discrets dans leurs boubous, la radio collée à l’oreille, l’œil silencieux, prennent leur relais et lèvent la main au chauffeur d’un geste discret. Il le leur rend avec un klaxon frénétique.

Au seuil de chaque village qui compose l’enfilade des Kalounayes, des sacs de charbon amoncelés en pyramide, des bouteilles d’essence solitaires, des étals de fruits, lézardent au soleil, attendant le client rare et passager. Une poésie du silence et un éloge de la lenteur habillent le moment.

Une heure avant la jetée dans ces 45 kilomètres desquels il faut triompher pour arriver à Coubanao, Ziguinchor baignait encore dans sa modestie. La ville assoupie filtrait ses passants, donnait de la voix à travers ses marchés, et déléguait sa force aux ateliers de menuiserie, souderie, mécanique, où les jeunes hommes ne rechignaient pas à la tâche. Ecoliers et étudiants studieux, apprenaient. L’avenue principale des 54 mètres, route centrale de la ville, offre des tableaux changeants : Tilène grouille, Belfort se terre, Santhiaba miroite Escale, qui lui-même, abrite l’écho urbain, avec ses rues crevassées, ses hôtels, usines, bureaux et commerces, où bat le cœur de la petite économie. Tous les quartiers semblent regorger d’anecdotes propres.

A l’entrée de la ville, l’odeur des rizières et du fleuve, s’offre déjà en parfums légers. Etrennant sa mangrove et riant sous son pont Emile Badiane, Ziguinchor s’élève à mesure que l’on respire l’air pur de Tobor avec ses effluves d’huitres. Du haut du pont aux ossements fragiles, les vaguelettes argentées clapotent au pied des pirogues à Boudody. Quelques pêcheurs solitaires rafistolent leurs filets. Des touffes rajeunissent la verdure casamançaise, émergeant du fleuve qui coule et borde de la route.

La capitaine à bord de la carcasse qui nous héberge attend le passager comme le pêcheur frissonnant avec sa ligne attend son poisson, à la gare de Goumel. Un garçon robuste qui inspecte sa carcasse et verse de l’eau pour nourrir son jouet. Il porte une chéchia, un marcel, un jean rapiécé et des sandales. Il a l’attention dissipée et à la blague fertile. Faut dire que l’on tombe sous son charme dès qu’il lance en rafale son humour, dans un wolof rudimentaire, et un français qui l’est davantage. On se lie vite. Il m’avait à bonne, me gratifiant de la place du roi à côté de lui.

En attendant le remplissage, condition de départ de la carcasse, nous meublons nos deux – trois – heures d’attente, en mêlant nos souvenirs, qu’un âge commun rend encore plus féconds en complicités. Le trajet, il le fait 4 fois par jour. Les dos d’âne, petits affaissements, sinuosités, tout lui est connu. Il conduirait les yeux fermés lâche-t-il, pas peu fier de sa science autodidacte. Sa voiture, vieux minicar Renault, des années 60, fut blanche. Désormais, avec attention, patience et soin, l’argile de la route a repeint la carrosserie, rognée de toutes part, la ferraille extraordinairement grimaçante. Pour démarrer, il doit tirer sur une corde. La carcasse défie les âges et toute précaution raisonnable.

Papis n’aime pas le risque, mieux, il ne sait ce que c’est. Il l’a dompté dans le langage d’un code de la route qu’il a réinventé et écrit, lui-même. Pour la baraka, il compte sur un portrait de guide religieux qui orne son rétroviseur et une inscription en Arabe dont il avoue ne pas connaître le sens. Le voilà, reparti, comme véritable manitou de la gare, il embrasse, taquine, joue avec tout le monde. Le trafic à la gare de Goumel reste animé. Des essaims se forment autour des axes les plus prisés. La cohue administre l’agora. Les vendeurs d’eau, tenanciers de petites gargotes ambulantes, se télescopent. Sans voir l’heure défiler, happé par le trafic – brillant livre ouvert de la vie – le dernier client arrive. Le compte est bon. A nous Coubanao.

Chargée à ras bord, avec les bagages empilés sur le toit et savamment attachés par des cordes, la carcasse plie mais ne rompt jamais. Elle se démembre juste à chaque accélération. Elle survit et reprend du poil de la bête à chaque mètre, sous la bénédiction complice de Papis qui ne ménage pas son volant auquel il donne des coups secs. Les petits séismes qui agrémentent le trajet, rapprochent les passagers.

A Djiguinoum, monte une fille fraichement excisée. Elle monte sous les acclamations. Pour la mettre à l’aise, elle est à mes côtés. Elle est ravissante. Son visage ovale découvre une bouche que traverse de furtifs sourires pudiques. Dans son pagne blanc noué autour du cou, ses cheveux qu’ornent des cauris et des perles, elle est belle de la beauté des innocentes. De la beauté irradiante de retenue des filles sages. Nul ne la pleure. Une vieille femme lui glisse qu’elle est fière d’elle. L’émoi est vite couvert par l’envie de la protéger.

Elle se cramponne à mon épaule quand la voiture danse, et ravive mes souvenirs. L’histoire me percute à nouveau. Je prends soin d’elle dans cet habitacle exigu. La plongée en pays d’enfance ouvre une grande mémoire où s’entrechoquent les éclats et les ombres, mais demeure, éternelle, la possibilité d’un avenir heureux. Je regarde la route, cherchant dans chaque décor, un souvenir que je réveille.

Aux abords de Coubanao, en enjambant la clôture de Finthiock, l’argile laisse le temps de quelques mètres la place au calcaire. Jadis, un terrain de football sablonneux y faisait notre bonheur. Aujourd’hui, plus rien. Le terrain perdu son sable, il est devenu rocailleux. L’herbe a repris son droit au niveau des cages. Je mesure les ravages du temps et les délicieux changements dont je vois l’esquisse. 22 ans que je n’y avais pas mis les pieds. Une larme s’écrase, vite sèche-t-elle dans les bras d’un Agustu qui me reconnait et que 22 ans de séparation n’avaient pas arraché à mon affection.

[A suivre…]

Elgas

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