Inventaire des Idoles : « Gana, la possibilité d’un milieu » (Par Elgas)

[Publié pour la 1ère fois le 24 avril 2019] – Yaya Touré a fini sa carrière sans recevoir, il me semble, les louanges qu’il mérite. Régulier, virtuose, charismatique, l’armoire à trophées bien remplie, il est probablement l’un des meilleurs joueurs africains de tous les temps, et certainement un des meilleurs milieux de terrain du monde de la période récente. Sacré engin quand même ce bonhomme taquin, frère du fantasque Kolo Touré, avec ses longues jambes, son centre de gravité si bas pour un si grand, et cette forme de nonchalance presque lente que viennent réveiller des courses dignes de sprinters. Partout où il est passé, il s’est imposé. Discret, comme par assurance de son sacre à venir, il trahit même dans son allure cette arrogance propre à la certitude de ceux qui en ont à revendre.

Promis à l’enfer de la concurrence du Nou Camp, il en a fait son jardin. Pilier d’un FC Barcelone qui a donné à l’Europe l’une des plus belles équipe de l’Histoire. Critiqué pour le choix des pétrodollars émiratis à Manchester, il a donné une histoire au club, transformé le blues de l’insuccès en bleu de chauffe de la ville du nord de l’Angleterre. Manchester City en a fait une légende, sorte d’onction suprême du foot anglais. Yaya Touré joue surtout au foot postulant en prétendant sérieux à la filiation Legend of the game : Roy Keane, Steven Gerrard, Paul Scholes, Frank Lampard…

Habile des deux pattes, passeur hors pair, tank qui déchire les lignes, buteur, raffinement de l’enroulé, dribbleur, au besoin défensif, impossible à déposséder avec son jeu de fesse digne d’un Hazard ou d’n Moussa Dembélé, sentinelle, relayeur, meneur, c’est un modèle de joueur complet comme on en fait peu. Logique qu’en Côte d’Ivoire comme en Europe, le palmarès sanctionne un tel talent. Yaya Touré, c’est Pogba en mieux et bien plus tôt. Mais là où ses exploits portent un goût plus essentiel, presque politique, c’est que Yaya Touré a tordu le coup à cette malédiction qui veut que l’aire du milieu ne soit pas celle où l’Afrique fournit les plus grands talents.

Il était même devenu admis que les joueurs africains, par extension noirs, fussent des machines physiques, aptes à courir, à se dépenser, à s’occuper du sale boulot. De Makélélé au Real Madrid qu’il laissa orphelin à ce poste, à Marco Senna en Espagne, cette mégarde dans la perception, potentiellement raciste, est resté accolée du reste à des joueurs comme Ngolo Kanté : chantés pour leurs aptitudes physiques au risque de minorer leurs vertus techniques. Ce débat a même récemment secoué le monde du foot français, avec le scandale révélé par Médiapart sur la distinction entre noirs physiques et blancs techniques[i]. On eut le même problème avec Luis Aragonés, coach de l’Espagne, coupable de propos malveillants sur Thierry Henry qu’il comparait à Antonio Reyes[ii]. Moults autres exemples existent, cette croyance a infusé et reste difficile à désinstaller. Yaya Touré a fait sa part, bien d’autres aussi…

Mais le milieu de terrain reste pour les joueurs africains ou d’origine, évoluant sur la scène européenne, un théâtre de rêves inachevés. Qu’ils s’appellent Didier Zokora, prototype de ce 6 infatigable, apte au duel, Michael Essien variante plus polyvalent, feu Marc-Vivien Foe, Lassana Diarra etc, il est resté comme un halo qui nimbe les lauriers qu’on leur tresse. Dans un cran plus haut, plus offensif, qu’ils s’appellent Seydou Keita, Soumaïla Coulibaly, Jay-Jay Okocha, Patrick Mboma, Mehdi Nafti, Riyad Mahrez, Pascal Feindouno, le génie a connu sa gloire, ses rêves avortés, ses fortunes et infortunes. On admettait dans ce secteur qu’il y ait une diversité, pas des modèles en série figés, d’où la profusion et l’habilité à déjouer les étiquettes. Si parmi les attaquants aussi, et dans une moindre mesure les défenseurs, l’Afrique a produit des Didier Drogba, des Samuel Etoo, des Georges Weah, des Titi Camara, des Rigobert Song, des Samuel Osei Kuffour, les milieux sont restés malaimés, réduits à des rôles sans prestige, petits tacherons du football qui essayent dans leur réduit de faire le ménage.

A l’intérieur du Sénégal, cette idée s’est implantée jusqu’à la caricature : le 6 est devenu l’un des postes les plus convoités, production en série de joueurs aliénés par leurs rôles supposés et victimes d’une vulgate qui les rend prisonniers d’un football trop prévisible, où le métronome est dissuadé à cause son physique au profit du bucheron. Cette tradition laisse des séquelles. On en voit encore des ravages. A la perception globale, s’ajoutent les convictions locales qui faussent l’idée d’un jeu séduisant, avec la promotion d’un football encore borné à entretenir le culte du duel physique.

Quand j’ai vu Idrissa Gana Gueye pour la première fois à Lille, je dois dire que j’ai été frappé par son visage juvénile et un côté taquin et déconneur qui était perceptible. On avait le même âge sensiblement. 8 ans plus tard, il l’est resté malgré la petite barbe qui se dessine. J’avais entendu dire de lui les merveilles que je ne tardais pas à découvrir. Le potentiel était là : le goût du duel, le don de harceler l’adversaire, de le faire déjouer, le flair de boucher les trous, le prodige des tacles et des interceptions, et balle au pied, par flash, des passes, des portées, des positionnements qui me l’ont tout de suite rendu sympathique. Dans un championnat de France qui manque singulièrement d’identité, où la prudence des coachs fabrique des équipes à la petite semaine, ce talent balle au pied de beaucoup de joueurs, celui de Gana aussi, a été comme empêché par un jeu sans folie.

A Liverpool, de l’autre côté, chez l’ennemi d’Everton, après l’étape rapide d’Aston Villa, la tunique bleue de Goodison Park a attesté de son passage d’un cap à un supérieur. Sous Koeman comme sous Marco Sylva, Gana s’est imposé dans cette Premier League qui, sans être le meilleur championnat, est l’un des plus intenses, des plus spectaculaires. Gana y a renouvelé ses registres et récité ses gammes. Jumeau d’un Ngolo Kanté, il a amené un souffle à ce milieu d’une équipe ambitieuse mais irrégulière. Assidu de ce championnat, j’ai vu, presque étape par étape, le prise de galon de ce joueur qui s’autorise, quoiqu’encore rarement, des moments de grâce, avec des passes qui cassent les lignes, un joueur qui frappe encore trop peu au but, et à qui il manque, comme à Sadio Mané, cette bonne dose de certitude qui fait les grands joueurs. Il tarde à donner à la filiation de Yaya Touré, cette belle descendance qu’elle mérite, tant le garçon reste anormalement timide, condamné à jouer dans ce ventre mou où ses exploits – et ils sont nombreux – sont relégués au registre de l’anecdote périssable.

Pourtant, l’Institut Diambars qui l’a formé, dont les pépites tardent à conquérir le monde, avait été le rêve de ce début de siècle. Pensé depuis 97 et lancé en 2003, il annonçait en fanfare l’encadrement prometteur qui faisait défaut. Son essoufflement dû à la concurrence et à l’imprévisibilité des choses liées à la loterie du sport, garde quand même en Gana un ambassadeur de renom. Le fer de lance de la promo 89/90 est une icône de cette marque déposée. Il est l’autre goût du rêve collectif, d’une génération de mômes à qui on donnait enfin les conditions pour réussir.

Trop seul, Gana l’est encore. Conséquence, en équipe nationale, le milieu devient trop grand ou trop petit pour les attentes qui pèsent sur lui. Là naît un autre complexe, propre à beaucoup de joueurs africains expatriés qui reviennent en sélection, une indiscipline, la passivité de l’encadrement qui les conduisent à vouloir sortir de leur rôle en club pour des ascensions de prestige qui perturbent l’équilibre de l’équipe. Avec la sélection, Gana est sans identité, sans doute est-il mal entouré, flottant dans son jardin où il se perd. Capable de fulgurance, mais bien souvent terne, accréditant presque l’idée qui court d’un manque d’investissement par rapport aux exigences de son club. Il y a bien lieu de se demander pourquoi il est si performant en club et moins en sélection. Question récurrente qui touche tous les jours africains quasiment. Nul n’est prophète en son pays ? Et quoi encore ? Le cadre, la rigueur, la célébration du jeu font-ils défaut ? Questions ouvertes, bien malin qui pourra y répondre.

Chez les lions de la Téranga, le milieu a toujours été un parent pauvre, sauvé par les apparences. Dans les générations que j’ai suivies en tout cas avec assiduité, l’offre était là : la sobriété de Pape Sarr, le raffinement d’Amdy Moustapha Faye, le génie fragile d’Issa Ba et de Sylvain Ndiaye, les aboiements d’Aliou Cissé, les mastodontes relayeurs Salif Diao, Pape Bouba Diop, pour la génération en or de 2002. Fadiga excentré apportait dans ce concentré une dose de virtuosité. Mais la sélection du onze restait l’affaire d’un jeu besogneux que les flèches Henri Camara et El Hadj Diouf savaient sublimer avec un poil de baraka. Depuis cette tradition, le milieu est toujours resté un chantier, casse-tête des coachs qui ne trouve pas l’antidote par incompétence ou manque d’audace.

C’est comme si le poids de l’histoire revenait hanter avec son ombre les promesses. Les milieux récupérateurs reviennent toujours au galop. On leur dénie, pire, ils se dénient, la capacité à explorer d’autres horizons, d’autres zones de leur talent, se suffisant dans un attentisme fataliste de ce rôle de chien de garde d’un ordre du foot qui les chante avec une pointe de mépris. Yaya Touré, Seydou Keita, Mahamadou Diarra et quelques rares autres sont bien seuls, bien rares, bien lointains. Ils avaient contribué à dissoudre le cliché, mais l’œuvre sournoise du temps revient jeter son voile sur Gana et les autres.

Il reste dans les dernières prestations remarquables de Gana avec Everton à l’approche de la Can comme une promesse cependant, une grande promesse, celle de se hisser à la hauteur de son talent réel, pas celui de la réputation de son poste. Voilà l’enjeu pour lui, et pour notre équipe nationale qui présente avec Kalidou Koulibaly, Sadio Mané et lui, un grand joueur à chaque ligne. Il faut susciter le cadre pour accoucher du talent. Tâche d’Aliou Cissé mais qui en réalité va au-delà, tâche d’une école du football qui doit intégrer le pragmatisme sans sacrifier à l’esprit du jeu. C’est, en un mot, la possibilité d’un milieu, d’un vrai, juste, et souverain milieu. Il faut à Gana transformer l’essai. Récolter la graine de sésame de Diambars. Ne plus se contenter mais oser la hardiesse du ciel des rêves. Il a quelques années, quelques étapes, mais la certitude qui apparait par flash doit s’installer en régularité. Il faut s’imposer en maître du milieu, pas en domestique. Il faut tirer les ficelles, pas les cordes. C’est une question d’audace, et de refus de rester sa place. Il faut le faire pour Yaya Touré.

Elgas

elgas.mc@gmail.com