L’AFRIQUE À DÉSINTOXIQUER : « Non, la colonisation de l’Afrique n’a pas été qu’une litanie sans fin de violences et d’abominations »

« Infantilisation » d’un côté, « #epentance » de l’autre… dans « L’Afrique à désintoxiquer », l’Ivoirien Kakou Ernest Tigori (Prix Mandela de littérature 2017) invite à une réflexion franche et parfois brutale sur ce curieux couple #Afrique-#Europe toujours au bord de la crise de nerf, qu’il estime miné depuis 80 ans par une « manipulation mensongère ». Dénonçant la trahison des élites africaines, il en appelle à l’éveil d’une conscience noire plus responsable et plus lucide face à ses propres contradictions.

Kakou Ernest Tigori est né en 1961 à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Détenteur d’un diplôme d’ingénieur à l’Inset de Yamoussoukro, il travaille dans les transports publics à Abidjan jusqu’en 2008 où il est, dit-il, « licencié sans droits, condamné et persécuté pour avoir dénoncé publiquement les détournements massifs des deniers publics organisés par les dirigeants de la Sotra (Société des transports abidjanais) ». « Dans le collimateur des faucons du régime », il obtient son « salut » grâce à un visa Compétences et Talents lui permettant de gagner la France en 2009. Engagé dans le débat public ivoirien depuis le début des années 1990, il fonde en 2003 l’Union pour la nouvelle nation (UNN) pour une part plus active des citoyens dans la gouvernance du pays. Installé en France depuis onze ans, il se « considère en exil, dans l’attente d’opportunités pour un retour en toute sécurité en Côte d’Ivoire ».

QUESTION : Comment a été reçu votre essai dans les milieux intellectuels africains dont vous dénoncez par ailleurs le conformisme et l’irresponsabilité ?

K.E. Tigori : Depuis vingt ans que je publie, je sais que mes écrits ne font pas toujours plaisir. Dans tous les cas, mon objectif n’est pas de faire des ronds de jambe à des élites en échec. Donc, si c’est « politiquement incorrect » en Afrique, pour reprendre le sens de votre question, de dire que l’élite politique et intellectuelle est irresponsable dans l’ensemble, alors, oui, je revendique mon incorrection. L’attribution qui m’a été faite à Paris en 2017 du prix Mandela de littérature est cependant révélatrice de ce qu’une certaine élite africaine commence à ouvrir les yeux sur la réalité du continent que je dépeins dans mes livres. Alors vous imaginez bien que je suis ravi que Jeune Afrique, qui est la référence africaine, m’ait donné deux pages pour présenter L’Afrique à désintoxiquer (*) ! Mais j’aimerais préciser que ce n’est pas pour l’élite que j’écris, mais pour les masses, et surtout les jeunes. Nous devons aider les nôtres à être moins ignorants de leur histoire, à se montrer plus responsables dans la gestion de nos sociétés africaines, à arrêter de perdre notre temps à nous plaindre de l’Occident pour être plus exigeants envers nous-mêmes en ce qui concerne notre propre gouvernance.

QUESTION : Être soi-même Africain – et disons-le Noir – aide-t-il à mieux faire passer la pilule sur les vérités dérangeantes que vous évoquez ?

Il est vrai qu’aujourd’hui un Blanc ne peut pas dire certaines vérités sur l’Afrique noire sans être taxé de raciste, de néocolonialiste, d’afropessimiste ou que sais-je encore ? Toute une classe médiatico-intellectuelle du monde noir n’existe que sur et pour cette dénonciation du Blanc à qui on ne cesse de demander toutes sortes de réparations. Une vraie plaisanterie ! Cela trouve écho dans certains milieux européens bien-pensants où l’on considère que le Noir aurait tellement souffert qu’il faut être indulgent envers lui, le ménager, tolérer ses inconduites et ses insuffisances. En réalité, cette complaisance engendre de graves effets pervers car une personne envers qui on n’a aucune exigence finit par être médiocre. N’ayant de compte à rendre à qui que ce soit, l’élite a ainsi trahi les masses africaines. Sa médiocrité se traduit, entre autres, par cette jeunesse désespérée qui meurt à vouloir traverser le Sahara et la Méditerranée… Nous sommes en pleine « trahison des clercs » (référence au pamphlet de Julien Benda paru dans l’entre-deux-guerres – NDLR) !

QUESTION : En Europe, un tel discours passerait pour être de « droite réactionnaire »…

Réactionnaire ? Les africanistes européens, depuis la décennie 1940, sont issus de cette gauche bien-pensante, adepte de la pensée unique, qui ne tolère pas qu’on puisse rejeter ses fatwas sans être un réactionnaire. C’est ainsi que depuis les indépendances, l’inconduite des élites africaines a été couverte ! En 2006, lors d’un séjour à Paris après la publication de Pauvre Afrique, un homme de gauche, qui se voulait bienveillant, m’a dit : « Monsieur Tigori, ce que vous dites est vrai, mais il ne faut pas le dire, car les racistes vont s’en emparer ! » Je lui ai répondu que je m’exprime dans le but d’éclairer les miens et que je n’ai cure de l’exploitation malsaine que pourraient faire de mes propos des racistes. Si le prix Mandela peut contribuer à me donner plus d’audience auprès des Africains, je ne peux que m’en réjouir.

QUESTION : Vous estimez que notre vision de l’Afrique et la vision qu’ont les Africains de l’Europe sont un résidu de la guerre froide et qu’il serait temps, pour tout le monde, de tourner la page…

Je montre comment, dès la décennie 1940, l’histoire de l’Afrique noire du Xe au XXe siècle a été falsifiée pour servir les intérêts de l’Union soviétique qui – faut-il le rappeler ? – avait pour objectif de faire chasser les nations affaiblies de l’Europe occidentale de leurs territoires coloniaux… pour prendre leur place. Au sortir de la guerre, les communistes et leurs compagnons de route, galvanisés par Staline vainqueur du nazisme, vont se mettre au service des stratèges staliniens pour tenter de changer le cours de l’Histoire. Ce n’est un secret pour personne que le Parti communiste français (PCF) était aux ordres de Moscou.
L’Afrique, avec la complicité des élites intellectuelles et politiques du monde noir, fera les frais de ces grandes manœuvres dès le début de la guerre froide. Houphouët-Boigny, Senghor, Nkrumah, Césaire, Fanon, Um Nyobe, pour ne citer que ceux-là, étaient tous, au moins au départ, des pions des communistes. D’ailleurs, en octobre 1956, au moment de sa rupture avec le Parti, Aimé Césaire ne manqua pas de dénoncer « l’entêtement dans l’erreur et la persévérance dans le mensonge » de leurs maîtres communistes. Le poète martiniquais, évoquant les « considérations se rapportant à [sa] qualité d’homme de couleur » pour dénoncer cette mise sous tutelle de l’élite noire par les communistes, affirma que « les voies [du monde noir] sont à découvrir, et que les soins de cette découverte ne regardent que [les Noirs]. » La rébellion de Césaire n’eut malheureusement pas l’impact qu’elle méritait…

QUESTION : Vous êtes en train de reprendre le flambeau ?
Je dis qu’il est temps que les Africains retrouvent une pensée autonome et la réalité de leur histoire depuis les grandes découvertes du début du XVe siècle jusqu’à aujourd’hui. Mon livre est une modeste contribution en ce sens. Mon souhait est que des historiens africains se libèrent de la tutelle de leurs maîtres gauchistes européens pour nous aider à retrouver la réalité de notre passé. Quant aux Européens, le sentiment de repentance instillé en eux était destiné à les affaiblir moralement, de sorte qu’ils n’aient ni l’ambition ni l’énergie de défendre leurs intérêts face à Moscou. Là aussi, la conscience historique devrait retrouver du sens pour qu’on sorte enfin des absurdités du style « la colonisation a été un crime contre l’humanité ». Comment des gens qui se disent fiers de la civilisation gallo-romaine peuvent-ils en même temps criminaliser la colonisation ?

« Si nous devons prendre conscience du mauvais sort qui est fait aux nôtres, alors il vaut mieux se préoccuper de ces jeunes qui meurent aujourd’hui dans la Méditerranée à vouloir fuir un continent qui ne leur offre aucune perspective. »

QUESTION :  Qui a intérêt à faire perdurer cette situation puisque nous ne sommes plus dans le monde bipolaire de la guerre froide ?

La gauche révolutionnaire est toujours là, surtout en France où la France insoumise, Lutte ouvrière et le Nouveau Parti anticapitaliste sont, avec le vieux PCF, en rivalité pour porter l’étendard de ce courant. Comme je le montre dans mon livre, ces partis portent en héritage une haine qui date de 1789, haine de cette France marquée à son origine par la monarchie et le catholicisme, et ensuite par ce qu’ils appellent le capitalisme. En réalité, Staline n’a eu qu’à profiter de cette haine qui préexistait de plus d’un siècle à l’Union soviétique. Bien que son effondrement ait mis fin à la guerre froide, ces courants de la gauche radicale ont trouvé d’autres moyens d’employer leur haine, notamment en incitant les Français issus de la récente immigration africaine à la revanche contre le Blanc pour ses hauts méfaits de traite négrière, de colonisation ou de néocolonialisme. Ainsi, tout un ensemble d’associations qui prétendent combattre le racisme, la xénophobie ou l’islamophobie sont en réalité des organes d’agression de la civilisation occidentale derrière lesquels se cache, pour survivre, cette gauche. C’est pourquoi il est si important d’éclairer les Africains sur la réalité des cinq derniers siècles, afin de les prémunir contre ces manipulations. Les Européens, qui ont dominé la terre entière, ne sont plus les maîtres du monde aujourd’hui. Alors pourquoi voudrait-on que les Africains soient les seuls encore contraints à leur domination ? Et comment les autres peuples ont-ils réussi à se défaire de leur tutelle ? Les Africains doivent savoir qu’ils sont libres et que leur destin ne dépend principalement que d’eux-mêmes.

QUESTION : Parmi les vérités que vous rétablissez, celles-ci : non, la colonisation n’a pas été un épisode d’une violence telle qu’elle expliquerait le retard africain actuel ; et non les Africains ne se sont pas laissés coloniser comme de « pauvres malheureux »…

On ne le sait pas toujours mais au moment des grandes découvertes du XVe siècle, les contacts entre l’Europe et l’Afrique noire sont des plus pacifiques. Par exemple, des relations diplomatiques s’installent entre le Portugal et le royaume du Kongo, et ce dernier se christianise et envoie dès le XVIe siècle ses enfants étudier à Lisbonne.
Les relations commerciales, y compris la vente d’esclaves noirs, entre les marchands européens et les pouvoirs locaux du littoral atlantique africain vont connaître un développement tellement rapide qu’en quelques décennies, du Sénégal à l’Angola, à travers des comptoirs installés par des opérateurs économiques portugais, hollandais, espagnols, danois, britanniques et français, l’Afrique troque son commerce millénaire des caravanes de l’hinterland sahélien contre les opportunités formidables qu’offrent ces bateaux qui demandent toujours plus… surtout toujours plus d’esclaves.
L’Amérique vient d’être découverte, et, pour la mettre en valeur, l’Afrique semble inépuisable en hommes et femmes pour servir de main-d’œuvre servile. Une pratique assumée à grande échelle par les pouvoirs locaux africains. Cela a été de formidables opportunités d’affaires, autant pour les marchands européens que pour les potentats locaux qui agissaient en toute souveraineté ! Et cela va durer plus de trois siècles.

QUESTION : Ce n’est que bien plus tard que la traite négrière devient à la fois un problème de conscience et une affaire d’États…

D’une façon générale, les prétentions politiques des États européens en Afrique noire datent du début du XIXe siècle, au moment où l’Europe s’engage dans la lutte contre la traite négrière. Les Britanniques vont être les premiers à abolir la traite des Noirs dès 1807, avant de s’engager de façon déterminée dans la lutte contre les bateaux négriers à partir de 1815, après le Congrès de Vienne.
Le XIXe siècle, tournant important dans l’histoire de l’Afrique noire, s’achève avec la généralisation de la colonisation qui met fin à la pratique de l’esclavage et engage le développement des territoires par la création d’hôpitaux, d’écoles, par l’exploitation des richesses du sol et du sous-sol, par la construction de routes, de ponts, de chemins de fer, etc.
Il est important de savoir que les premiers territoires sous administration européenne ont coexisté avec de puissants États africains indépendants. Je donne dans mon livre l’exemple du royaume Ashanti et de la Grande-Bretagne qui, en Gold Coast, vont entretenir un commerce difficile pendant plus d’un demi-siècle. Les populations locales ont eu l’opportunité de comparer leur vie dans le protectorat britannique à la brutalité du joug ashanti. Et comme je le montre, c’est avec une adhésion majoritaire des populations akan, et surtout leur participation active, qu’est obtenue la chute définitive de Kumasi en 1896.
À la fin du XIXe siècle, majoritairement, les Africains avaient pris la juste mesure du nouveau contexte international dans lequel ils étaient engagés (certes malgré eux !), et firent le bon choix d’une collaboration avec les nations européennes. L’exemple du Botswana est emblématique de cette situation : les chefs des Tswanas vont s’y prendre à plusieurs reprises avant d’obtenir que le gouvernement britannique accepte de les mettre sous sa protection en 1885, par la création du protectorat du Bechuanaland qui forme le Botswana actuel.

QUESTION : La colonisation de l’Afrique n’est donc pas qu’une litanie sans fin de violences et d’abominations ?

Il faut arrêter de prendre nos ancêtres africains pour des imbéciles ! Traite négrière et colonisation ont fait l’objet de désinformations qui induisent des non-sens. Il faut rectifier les choses. Le colonisateur, surtout depuis l’époque romaine, prend certes beaucoup, mais il donne aussi beaucoup : il pacifie le territoire et le protège, il met en place des infrastructures, il développe les échanges commerciaux, il forme une élite locale, etc. D’ailleurs, des nations qui, en fonction du contexte international, font appel à des compétences extérieures pour les protéger ou les administrer ne manquent pas dans l’histoire de l’humanité : le roi François Ier, prisonnier en Italie en 1525, sollicite l’empire ottoman pour sa libération et la protection de la France ; les Anglais, à la recherche d’un dirigeant capable d’affronter Louis XIV et les catholiques, offrent leur couronne en 1688 à Guillaume d’Orange, un Hollandais ; les Suédois, soucieux d’être dans le ton de la gouvernance de l’ère napoléonienne, vont s’offrir en 1810 un haut gradé de l’armée française comme principe héritier, donnant ainsi un destin royal à Jean-Baptiste Bernadotte dont la descendance règne encore aujourd’hui.
La Chine du XIIIe siècle, séduite par les Mongols qui l’ont envahie depuis 1210, finit par se soumettre de son gré aux descendants de Gengis Khan en conférant une légitimité au Grand Khan Kubilay qui fonde la dynastie Yuan en 1279.

QUESTION : Vous pensez que le moment est venu de revisiter sereinement cette période ?

Si on prend de la hauteur, en s’inscrivant dans le champ large de l’histoire de l’Humanité, il apparaît clairement que l’Afrique n’a rien vécu de particulier, et surtout que l’histoire de sa colonisation est loin d’être une page sombre. Il est important de noter qu’au moment des indépendances, l’Afrique avait 9 % de la population mondiale et participait au commerce international à hauteur de 9 %. Aujourd’hui, alors qu’elle a autour de 17 % de la population mondiale, sa part du commerce est moins de 2 %. C’est l’Afrique indépendante qui s’est dégradée ! Il se trouve malheureusement que les dirigeants africains n’ont même pas besoin de se justifier, puisque de prétendus intellectuels africains le font très bien à leur place.
En fait, toutes les sociétés humaines ont connu l’esclavage depuis le néolithique. Les siècles s’écoulant, l’esclavage va heurter de plus en plus les exigences morales, et les groupes humains vont abandonner les uns après les autres sa pratique. Mais, si on préserve les siens de ce malheur, on est moins exigeant quand il s’agit d’autres peuples. Il s’est trouvé qu’au moment des grandes découvertes qui rassembleront toutes les humanités isolées à partir du XVe siècle, l’Afrique, dans son ensemble, pratiquait encore l’esclavage. Elle va donc tout naturellement fournir la main-d’œuvre servile nécessaire pour bâtir les Amériques. C’est un fait d’histoire.
C’est vraiment dommage que notre rapport à la période de l’esclavage soit influencé par des constructions idéologiques simplistes, voire mensongères, car il y aurait de formidables histoires humaines à raconter. Il y a ceux qui, comme Ratsitatane (à Maurice) ou Spartacus (dans la Rome antique), ont pu se tenir debout pour refuser ce sort terrible qui était le leur. Ils en sont morts, mais leur dignité fera l’admiration pour l’éternité. Mais il y a aussi ceux qui étaient livrés aux bateaux par des maris jaloux. Ceux qui rejoignaient les bateaux pour ne pas laisser leur amoureuse seule dans cette galère…
Cette période doit être revisitée, sans animosité, uniquement pour savoir, pour comprendre et s’en prémunir à jamais. Nous n’avons à accuser personne pour ce qui s’est passé. Si nous devons prendre conscience du mauvais sort qui est fait aux nôtres, alors il vaut mieux se préoccuper de ces jeunes qui meurent aujourd’hui dans la Méditerranée à vouloir fuir un continent qui ne leur offre aucune perspective.

QUESTION : Le fondement de la colonisation, c’est aussi le racisme imputé au colonisateur, qui expliquerait le mauvais sort réservé aujourd’hui en Europe à l’immigration africaine. Là aussi, vous vous inscrivez en faux…
C’est d’autant plus dommageable que c’est l’une des raisons pour lesquels les immigrés africains, se croyant entourés de racistes, ont du mal à s’intégrer ou ratent leurs chances d’intégration en Europe ! La France raciste ? C’est une plaisanterie ! Un pays qui est raciste ne peut pas s’ouvrir à ce point à l’immigration. L’Europe est le continent le moins raciste du globe ! Pourquoi croyez-vous que les migrants syriens ou afghans choisissent l’Europe au lieu de rejoindre leurs riches voisins du Golfe ?
Les Africains sont d’ailleurs mal placés pour se plaindre de racisme en Europe quand dans leurs propres pays ils se déchirent ou s’entretuent par tribalisme. Et puis, si l’on pense qu’on est entouré de racistes, on n’a qu’à retourner chez soi où l’on sera l’objet de tant d’amour. C’est absurde tout ça !
S’il n’est pas mis fin à la campagne d’intoxication qui empêche l’intégration des jeunes issus de l’immigration africaine, maghrébine comme subsaharienne, les sociétés européennes seront confrontées à terme à des guerres ethniques. En France, par exemple, la population issue de l’immigration africaine est de moins en moins étrangère et de plus en plus nombreuse. Je crois que le temps n’est pas loin où il sera erroné de l’évoquer en termes de minorités. Il est donc urgent d’agir vigoureusement pour la nationaliser. Je ne parle pas de leur donner des papiers qui en font des Français, mais de les amener à se sentir membres d’une communauté historique qui a vocation à se perpétuer.
Aujourd’hui, la lutte contre le racisme supposé ou l’homophobie prennent trop de place dans des sociétés qui perdent l’essentiel, c’est-à-dire le vouloir-vivre collectif et l’attachement à la communauté de destin. Il y a malheureusement trop de laisser-aller dans la gestion de la population européenne. J’en parle parce que personne n’a intérêt à ce que l’Europe soit déstabilisée et que ces vieux démons reviennent… Les dirigeants actuels devraient sortir de la démagogie et des postures pour se comporter en vrais responsables.

QUESTION : Comment vous situez-vous par rapport aux grands intellectuels africains qui ont accompagné les indépendances ?

Senghor, Cheikh Anta Diop, j’ai du respect pour ceux qui ont fait, dans un contexte particulier de l’histoire du monde noir, oeuvre de porter une réflexion africaine. Maintenant, je ne partage pas toujours leurs propos ou avis. Je ne suis pas du même avis que Senghor quand il dit : « L’émotion est nègre, comme la raison est hellène. » Pourquoi le Noir serait-il moins raisonnable que le Blanc ? Mais peut-être n’ai-je pas de sensibilité à l’expression poétique. Je dois dire qu’en matière de pensée africaine, je me revendique plus d’Amadou Hampâté Bâ. Je m’intéresse un peu à l’Égypte antique, et je regrette d’avoir à dire, contre Cheikh Anta Diop, que les dynasties du Nouvel Empire, y compris celles de l’époque ramesside, n’étaient pas des dynasties de Noirs. Donc Ramsès II n’était pas noir ! Mais il y a eu des pharaons noirs. Une dynastie kouchite, la XXVe, règnera sur l’Égypte pendant près d’un siècle, du VIIIe au VIIe siècle av. J.-C.
Cela dit, comme nous tous, Sheik Anta Diop a le droit de se tromper, et mon admiration pour lui est grande, car seuls ceux qui ne font rien ne risquent pas de se tromper. Mais l’Égypte est bien en Afrique, l’Égypte antique était aussi noire et il faut que les Subsahariens s’y intéressent. Aujourd’hui, alors que des scientifiques du monde entier sont engagés sur les différents sites qui cachent encore les secrets de cette brillante civilisation, je n’entends pas beaucoup parler d’Africains, et je trouve cela regrettable.

QUESTION : Quelle leçon, politique celle-là, tirez-vous des grands leaders noirs qui ont voulu remodeler l’Afrique au cours de ce demi-siècle… les Sankara, les Lumumba, par exemple ?
Je préfère commencer par une comparaison entre Sankara et Rawlings, qui ont dirigé respectivement le Burkina Faso (ex-Haute-Volta) et le Ghana, deux États voisins, au même moment. Le Ghanéen, après un bref passage à la tête de son pays en 1979, reprend le pouvoir pour de bon en 1981, deux ans avant l’arrivée au pouvoir du Voltaïque. Nous avons donc deux jeunes militaires de 34 ans qui prennent le pouvoir par coup d’État, dans deux pays voisins en crise. Si nous nous intéressons aux bilans de ces deux dirigeants, nous pouvons noter que Rawlings, pragmatique, a sorti le Ghana du chaos dès la décennie 1980, au point que ce pays est l’un des mieux tenus en Afrique depuis des décennies.
L’anticapitaliste Sankara, venu trop tard dans un monde trop vieux, menait un combat d’arrière-garde, car au moment où il criait « le capitalisme, à bas ! », c’est l’Union soviétique qui s’écroulait. En interne, il imposait de manière autoritaire des absurdités comme la suppression du paiement des loyers… Au final, les mauvais rapports que le leader communiste burkinabé entretenait, tant avec ses pairs africains qu’avec ses camarades, finiront par susciter une opposition interne qui l’élimina prématurément en octobre 1987, sans qu’il ait changé grand-chose au sort des siens. Cela dit, le côté sympathique et séduisant de Sankara fit que sa mort violente suscita une grande émotion au sein de la jeunesse africaine, qu’on partage ses opinions ou pas. Personnellement, je fus très attristé par sa mort. Je ne peux donc pas comparer Sankara à Rawlings qui a véritablement changé le sort des Ghanéens.

QUESTION : Kagamé est-il le nouvel homme providentiel de l’Afrique ?

Il est de la même trempe que Rawlings, parmi les leaders africains qui font faire un bond à leur pays. J’entends qu’on reproche au Rwandais d’être un dictateur, mais dans une région du Rwanda-Burundi où pendant des décennies différents génocides ont fait plus d’un million de morts, il faut un État autoritaire pour aider à sortir du chaos. Je suis un adepte d’Aristote qui pense que quand la société est pervertie, la dictature peut être nécessaire pour instaurer la vertu.
Le Rwanda force aujourd’hui l’admiration dans ce contexte africain morose, et les jeunes Rwandais ne sont pas de ceux qui meurent dans la Méditerranée ! Même si je déplore les relations entre le Rwanda et la RDC, je me dis que lorsque l’ex-Zaïre se retrouvera, avec des dirigeants à la hauteur du grand peuple congolais, les choses rentreront dans l’ordre.
Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah ou Thomas Sankara ne doivent leur notoriété actuelle qu’au fait qu’ils étaient des communistes au service de la propagande soviétique. Si Samuel Doe du Liberia avait eu la bonne idée de crier chaque matin « Impérialisme, à bas ! Néocolonialisme, à bas ! », il serait présenté aujourd’hui comme un grand leader africain assassiné sauvagement par l’impérialisme capitaliste international en 1990. Je veux prémunir l’opinion africaine, particulièrement les jeunes, contre cette manipulation dont ils sont l’objet de la part d’officines très efficaces de la gauche révolutionnaire. L’Afrique doit cesser de se faire imposer son histoire par des idéologues qui n’ont jamais rien réussi nulle part.

QUESTION : Le dossier actuel des migrants ne résume-t-il pas finalement le problème africain tel que vous le posez ?

Vous avez raison, il est la parfaite illustration de ce qu’il est acquis que les dirigeants africains sont des irresponsables de qui il ne faut absolument rien attendre. Et ceci, de la part des Européens comme des Africains eux-mêmes ! Sinon, comment comprendre que les dirigeants français et italiens aient été au bord d’une crise diplomatique sur le problème migratoire sans que personne ne demande aux dirigeants africains d’assumer leurs responsabilités par rapport aux destins de leurs peuples ? Comment comprendre qu’un pays comme la Côte d’ivoire, qui prétend être en bonne santé économique, jette ses enfants sur les chemins périlleux de la migration vers l’Occident pendant que ses dirigeants sont reçus avec tous les honneurs en France ? De nos jours, il semble que les relations internationales soient une vaste plaisanterie, et c’est dommage car c’est en drames humains que nous le payons.
Quant aux prétendus intellectuels africains, ils n’évoqueront la crise migratoire que pour accuser l’Occident, comme s’ils ne savent pas que depuis 60 ans les Africains sont souverains, c’est-à-dire responsables de leur destin. Vraiment, l’Afrique a plus besoin d’une régénération intellectuelle et morale que d’aide au développement ! Si l’Afrique, qui est quatre à cinq fois plus vaste que l’Europe, était mieux gouvernée, on pourrait envisager le mouvement inverse d’Européens qui y émigreraient pour participer à son développement. Pour ça, il faudra d’abord liquider définitivement les complexes liés à la manipulation mensongère qui parle depuis 80 ans de colonialisme criminel européen.

Tract ( Avec Eco Austral)

(*) « L’Afrique à désintoxiquer », Éditions Dualpha, Collection « Vérités pour l’Histoire », janvier 2019, 438 pages. Prix : 33 euros.

Bibliographie
« Pour la Côte d’ivoire », essai, 1999.
« Pauvre Afrique », essai, 2005.
« Le Souverain noir », roman, 2013 (Prix Mandela de littérature 2017).
« L’Afrique à désintoxiquer », essai, 2018.