« Les migrants subsahariens présents au Maroc considèrent que c’est le moment ou jamais pour atteindre l’Espagne »

Des migrants d'Afrique subsaharienne célèbrent leur entrée de force sur le territoire espagnol, dans l'enclave de Ceuta, le 22 août 2018.

Plus d’une centaine de migrants d’Afrique subsaharienne ont franchi de façon illégale la frontière entre le Maroc et l’Espagne le 22 août. Faisant preuve d’une grande agressivité envers la garde civile, ils ont réussi à pénétrer dans l’enclave espagnole de Ceuta. L’historien Pierre Vermeren, spécialiste reconnu du Maghreb contemporain et fin connaisseur du Maroc, analyse la situation sur place.


Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé et docteur en histoire, Pierre Vermeren est professeur d’histoire du Maghreb contemporain à Paris-I Panthéon-Sorbonne. Il a longtemps vécu et enseigné au Maroc. Pierre Vermeren a publié de nombreux ouvrages, en particulier «Le Choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes» (Odile Jacob, 2015), «La France en terre d’islam. Empire colonial et religions» (Belin, 2016) et «Histoire du Maroc depuis l’indépendance» (La Découverte, coll. «Repères», 5e édition, 2016).


Le 22 août, plus de 110 migrants d’Afrique subsaharienne ont forcé illégalement la frontière entre le Maroc et l’Espagne à Ceuta. Afin d’empêcher la police d’intervenir, les migrants ont jeté sur les forces de l’ordre «des récipients en plastique remplis d’excréments, de sang, de chaux vive et d’acide», a indiqué la garde civile. Des faits analogues s’étaient déjà produits le 26 juillet. Il semble y avoir une montée de la violence de la part de ces migrants pour passer à tout prix? 

Pierre VERMEREN.- Effectivement, ces migrants potentiels sont dans une situation désespérée de leur point de vue. Ils savent très bien que l’Italie a verrouillé depuis quelques mois la Méditerranée orientale, et ils ont tenté leur chance sur le détroit de Gibraltar.

Au moment où les nouvelles autorités espagnoles se montrent plus conciliantes envers les migrants, le Maroc montre son impatience.

Or au moment où les nouvelles autorités espagnoles se montrent plus conciliantes (elles ont accueilli quelques bateaux, un nombre croissant de réfugiés, diminué la hauteur des barrières de Ceuta, le tout accompagné d’un discours plus favorable à l’immigration), le Maroc montre son impatience, et organise des interpellations pour désengorger la situation du pré-Rif et de Tanger qui est très tendue, afin de les rapatrier dans leurs pays.

C’est donc maintenant où jamais qu’il faut passer, avec les moyens du bord, puisque le but absolu est de poser le pied en Europe -ici l’enclave de Ceuta – afin de devenir inexpulsable en bénéficiant de la situation de candidat au statut de réfugié. Pour y parvenir, il faut franchir des barrières de six mètres couvertes de barbelés, ce que de jeunes gaillards agiles parviennent à faire avec quelques coupures, puis écarter la garde civile afin de poser un pied de l’autre côté du no man’s land qui fait une quinzaine de mètres.

Quelle est l’attitude de l’État marocain à l’égard des clandestins d’Afrique subsaharienne qui affluent sur son territoire dans l’espoir d’atteindre les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla?

L’histoire est ancienne, depuis l’instauration des visas Schengen en mars 1995. On peut décrire une palette d’attitudes en fonction des conjonctures et des évènements. D’une manière générale, la pression est très forte en provenance du sud du Sahara. Mais elle s’ajoute à celle qui est endogène en provenance du Maroc, et d’une manière plus générale du Maghreb. Dans les années 1990, la principale voie d’accès à l’Europe était Gibraltar, avec plus de 200 000 passages par an, en majorité Marocains.

La politique africaine de Mohammed VI impose de mieux respecter ces migrants. Cela a immédiatement créé un appel d’air, et le Maroc est à nouveau débordé

Mais peu à peu, en provenance de l’Algérie (via la route nationale 1 Tamanrasset-Alger, puis l’autoroute de l’ouest), et en provenance de la Mauritanie via les Canaries puis le sud du pays, le Maroc a été confronté à une pression croissante venant d’Afrique. Au départ, le Maroc avait tendance à renvoyer les migrants vers le sud, ce qui a causé des scandales car certains sont morts dans le désert. Puis sous les gouvernements Aznar, de 1996 à 2004, quand le Maroc a eu des problèmes avec la droite espagnole, surtout après la crise de l’îlot Persil [NDLR: îlot inhabité et revendiqué par les deux pays] en juillet 2002, il a laissé des groupes de migrants se diriger sur Ceuta, à la fois pour diminuer la pression dans le nord, et pour faire pression sur l’Espagne.

Après les attentats de 2003 (Casablanca) et Madrid (2004), les deux pays ont trouvé un modus vivendi grâce aux subsides européens pour que le Maroc garde sa frontière. Des Subsahariens ont commencé à résider au Maroc. De temps à autre, comme des milliers d’Africains campent dans les forêts près de Tétouan, Ceuta ou Melilla dans le nord, la police procède à des arrestations pour les refouler vers l’Algérie, ou les aide à passer la frontière des présides [autre nom des deux enclaves espagnoles, NDLR], grâce à de petits pneumatiques ou à des bouées (ces initiatives locales donnant lieu à des transactions monétaires).

La politique africaine de Mohammed VI impose de mieux respecter ces migrants, et le Maroc a annoncé en 2017 qu’il octroyait un permis de séjour à des milliers d’Africains, une première. Cela a immédiatement créé un appel d’air, de sorte que le Maroc est à nouveau débordé, et que cet été, il a à nouveau procédé à des expulsions vers le sud.

C’est aussi pour empêcher des batailles rangées entre Marocains et migrants que Rabat procède à certaines expulsions ou relocalisations.

Quel regard l’opinion publique marocaine porte-t-elle sur cet afflux d’étrangers en situation irrégulière dans son pays?

Le regard est incontestablement très négatif. D’une part parce que les Subsahariens sont rarement respectés par une population qui a toujours tendance à regarder les Africains comme des descendants d’esclave, et ce quelles que soient les bonnes intentions des autorités. La langue populaire est à ce sujet révélatrice, même si certains tentent d’y remédier.

L’autre raison est que la misère de masse d’une grande partie de la population marocaine, en particulier dans le Rif et dans les grandes villes du nord (Tétouan, Fès, Meknès, Tanger) rend cette situation explosive. C’est aussi pour empêcher des batailles rangées que les autorités procèdent à certaines expulsions ou relocalisations.

À Ceuta et à Melilla, les autorités espagnoles sont-elles dépassées par cette pression migratoire accrue?

C’est la routine dans les deux enclaves depuis maintenant plus de vingt ans. Ces petites villes espagnoles jadis catholiques à presque 100% sont devenues depuis la mort de Franco des villes en majorité composées de musulmans originaires du Maroc. C’est cela la nouveauté radicale, même si nombre de Marocains, notamment des berbéristes du Rif, ont adopté la nationalité espagnole. Par ailleurs, chaque jour, des dizaines de milliers de Marocains pénètrent librement dans les enclaves espagnoles pour faire du commerce et exporter les marchandises achetées détaxées vers le Maroc, où elles sont distribuées jusqu’en Algérie et au sud du Maroc.

Quand la situation devient intenable à Ceuta (par la délinquance ou par le surnombre), la police espagnole procède à des expulsions vers le Maroc ou à des transferts vers le continent européen

À cela s’ajoutent les touristes et les immigrés marocains qui rentrent par centaines de milliers au pays pour l’été. Dans ces paysages, les Subsahariens sont un épiphénomène, d’autant que leur but est de partir pour le continent européen. Il existe néanmoins un vaste camp de réfugiés à Ceuta peuplé de milliers de subsahariens en attente d’un statut. Quand la situation devient intenable (par la délinquance ou par le surnombre), la police procède à des expulsions vers le Maroc ou à des transferts vers le continent européen.

Si l’on considère que, compte tenu de l’essor démographique de l’Afrique, ce type de scène est appelé à devenir fréquent dans les années à venir, comment va réagir l’opinion publique espagnole et, plus largement, les opinions publiques des pays européens?

La population africaine est passée de 250 à 1200 millions d’habitants depuis 1945, et elle va maintenant peut-être doubler d’ici 2050. Il est clair qu’il va falloir prendre des décisions. Cela concerne d’ailleurs moins les territoires minuscules de Ceuta, Melilla, Gibraltar etc. que tout le Maghreb. Est-ce que cette région de l’Afrique qui compte actuellement une centaine de millions d’habitants peut et veut absorber cinquante millions de subsahariens? Le différentiel économique entre le nord et le sud du Sahara légitime cette hypothèse.

La migration des Subsahariens en Europe passera immanquablement par le Maghreb. Ses dirigeants décideront ainsi de l’avenir DU continent EUROPEEN

Mais les populations des pays du Maghreb ne veulent a priori absolument pas de cette perspective. Ou bien les pays du nord et du sud du Sahara trouvent un accord à l’amiable en tentant de contrôler réellement les flux. Ou bien le chaos qui prédomine au Sahel s’étend et obligera les États du Maghreb à monter la garde pour protéger la Méditerranée, et en premier le Maghreb ; ou bien ces États, impuissants, se défausseront sur l’Europe et feront transiter des millions de migrants. La migration des Subsahariens en Europe passera immanquablement par le Maghreb. Ses dirigeants décideront ainsi de l’avenir du continent européen.