- Accusés de détournements estimés à 2,5 milliards d'euros -

Pourquoi les frères Gupta, en exil à Dubaï, échappent toujours à la justice sud-africaine

Accusés d’avoir détourné 2,5 milliards d’euros
Pourquoi les frères Gupta, en exil à Dubaï, échappent toujours à la justice sud-africaine
La fratrie, symbole de la corruption généralisée sous Jacob Zuma, est protégée par les Emirats arabes unis, qui tardent à ratifier le traité d’extradition signé en 2018 avec Pretoria.

Lorsque le ministre sud-africain de la justice, Ronald Lamola, s’est rendu plusieurs jours à Abou Dhabi, en décembre, tout le monde s’est posé la question : allait-il revenir accompagné des frères Gupta afin qu’ils soient enfin entendus par un tribunal sud-africain ? Réponse : non, bien sûr. La délégation du ministre est rentrée des Emirats arabes unis sans Ajay, Atul et Rajesh Gupta.
Les trois frères d’origine indienne, qui vivent aujourd’hui à Dubaï, sont au centre du scandale dit de la « capture de l’Etat », un vaste réseau d’influence qui a plané sur la vie politique sud-africaine lors de la décennie écoulée, faisant et défaisant des ministres et décidant de contrats d’envergure. Longtemps considérés comme intouchables, les Gupta sont devenus la famille la plus détestée d’Afrique du Sud, symbole de la corruption généralisée sous la présidence de Jacob Zuma (2009-2018), dont la démission est en grande partie liée à ses liens étroits avec les Gupta.
La police estime à 2,5 milliards d’euros les fonds détournés par la fratrie ; un siphonnage des comptes publics à grande échelle dont le pays peine encore à se remettre. Pour le président Cyril Ramaphosa, rapatrier les Gupta (dont certains sont détenteurs d’un passeport sud-africain) serait l’occasion d’honorer sa promesse de lutter contre la corruption ; mais il semble moins pressé que nombre de Sud-Africains. « Les gens sont impatients, mais la loi prend parfois beaucoup de temps et il faut l’accepter », a-t-il déclaré en octobre.

Problème de traduction
Sauf que son ministre de la justice a décidé de passer à la vitesse supérieure en prenant part à la conférence des Etats parties à la Convention des Nations unies contre la corruption, opportunément organisée en décembre aux… Emirats arabes unis. Là, Ronald Lamola a pu s’entretenir en tête-à-tête avec son homologue émirati. Objectif : faire pression sur le gouvernement afin qu’il ratifie enfin le traité d’extradition entre les Emirats et l’Afrique du Sud.

Dubaï, où les frères Gupta résident dans une demeure estimée à 25 millions d’euros près de la marina, leur a toujours servi de base arrière, même lorsqu’ils opéraient en Afrique du Sud. L’émir Mohammed Ben Rachid al-Maktoum, premier ministre des Emirats arabes unis, tient-il à les protéger ? C’est ce qu’a suggéré l’ancien ministre britannique Peter Hain devant la commission chargée d’enquêter sur la corruption en Afrique du Sud : « L’émir al-Maktoum doit être interrogé sur les raisons pour lesquelles la famille n’est pas extradée. Soit le gouvernement d’al-Maktoum cache intentionnellement une famille qui a pillé un nombre incalculable de fonds en Afrique du Sud, soit les autorités sud-africaines n’ont pas vraiment la volonté de les juger. »
Les deux Etats ont pourtant déjà longuement échangé sur le sujet en 2018 et ont même signé le traité d’extradition. Problème : les Emirats tardent à le ratifier, son Parlement invoquant un problème dans la traduction du texte. « Cette excuse n’est pas crédible », estime le magistrat sud-africain Mohammed Moolla. Le retard pris ne plaît guère au ministre Ronald Lamola, pour qui le délai s’apparenterait plutôt à un refus : « L’Afrique du Sud s’inquiète de certains Etats qui passent maîtres dans l’art de repousser ou de refuser la ratification des traités d’extradition », a-t-il déclaré, avant d’ajouter que « ces Etats risquent de devenir des paradis de la corruption ».

Sanctions américaines
L’autre inconnue concerne les motivations sud-africaines. En effet, parmi les nombreuses accusations qui pèsent sur les Gupta, la plupart impliquent des dignitaires du Congrès national africain (ANC, au pouvoir), dont certains ont encore des responsabilités de premier plan dans le pays et au sein du parti. Mohammed Moolla croit en un retour « plus rapide qu’on ne le pense » des frères Gupta en Afrique du Sud, « sauf si quelqu’un au gouvernement a intérêt de ne pas les voir revenir ».
Techniquement, Ronald Lamola pourrait en réalité déjà demander l’extradition en utilisant la Convention des Nations unies contre la corruption, dont les Emirats sont signataires. « Il est faux de penser que nous avons à tout prix besoin d’un traité bilatéral pour extrader les Gupta, assure l’avocat spécialisé Anton Katz. La convention suffit, à condition que les lois des deux pays correspondent. » En l’occurrence, la législation émiratie reconnaît bien des délits financiers tels que la fraude, le détournement de fonds et la corruption.
Dans sa traque aux Gupta, l’Afrique du Sud a reçu un soutien de poids en octobre. Les Etats-Unis sont entrés dans la danse en gelant les avoirs des trois frères sur leur territoire et en interdisant à toute entité américaine de faire des affaires avec eux. Le Trésor les accuse d’avoir « volé des centaines de millions de dollars à travers des stratagèmes illicites avec le gouvernement » de Pretoria.

Tract (avec Le monde)