PROFIL : Elisa Diallo, métisse franco-guinéenne soulagée de devenir allemande

Née d’un père guinéen et d’une mère bretonne, elle raconte dans «Fille de France» sa décision de prendre une nouvelle nationalité face au risque de voir la France dirigée un jour par l’extrême droite.

Acquérir la nationalité allemande de peur d’être rejetée par une France qui finirait par ployer face au nationalisme identitaire ? C’est le choix paradoxal qu’Elisa Dialloraconte dans Fille de France (Flammarion). Adolescente, la jeune métisse, dont le père était guinéen, s’était pourtant juré de ne jamais remettre les pieds en Allemagne après un séjour linguistique où elle avait été confrontée à une série d’agressions racistes. En 2017, elle prenait la nationalité de ce pays. «Afin de s’assurer une autre appartenance» au cas, donc, où l’extrême droite arriverait au pouvoir en France. Elisa Diallo, 42 ans, appelle ça un «back up identitaire». «A un moment, j’ai vraiment eu peur. Il y a eu le Brexit, l’élection présidentielle en France. Et je me suis demandé ce qu’il se passerait si ce Frexit arrivait, si la France sortait de l’Europe… Je me suis dit, si on doit partir, on va où ? Mes enfants et mon mari ont des papiers allemands, je suis la seule à ne pas en avoir… Enfin je me suis dit des trucs comme ça, complètement fous.» Mariée avec un Allemand avec lequel elle a trois enfants, elle vit depuis plusieurs années outre-Rhin – elle est responsable des droits pour une grande maison d’édition à Francfort -, et elle s’y sent bien. La question identitaire y est moins présente qu’en France, estime-t-elle, moins oppressante. Elle apprend, un peu par hasard, qu’elle peut avoir les deux nationalités, allemande et française. «Je rêvais de ne plus me sentir fille mal-aimée. De m’affranchir d’une France qui, peut-être, un jour, ne voudrait plus de moi. J’ai choisi de devenir allemande», écrit-elle.

«En fait, il était quoi, Papa ?»

Fille de France est un titre étrange, il rappelle Fils de France, une chanson de Damien Saez devenue en 2002 l’hymne des lycéens abasourdis par les 30 % de votes recueillis par Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Le livre est à la fois le journal de bord d’une démarche administrative et le récit ténu de la recherche de ses origines. Elisa Diallo y fait preuve d’une réflexivité déconcertante, tant son texte est simultanément franc, pudique et lucide. «Je ne pensais pas en faire un livre, mais j’ai commencé à prendre des notes au moment d’amorcer les démarches. Quand j’ai contacté les services de la ville pour avoir des renseignements, la personne m’a dit que mon nom ne sonnait pas français et m’a demandé le pays de naissance de mes parents. Je me suis dit « alors là… Je savais que mon père était né en Guinée, mais sa nationalité… En fait, il était quoi, Papa ? »»

Entre affection et déception

Né en Guinée française, le père de l’auteure a étudié à Moscou, puis en France, avant d’être naturalisé de façon «peu orthodoxe», à la faveur du cambriolage de sa voiture. Il y avait rangé ses diplômes, a déclaré aussi le vol de sa carte d’identité et en a obtenu une nouvelle, «mais en réalité sa première». Mamadou, Aliou Diallo, né vers 1941, était déjà français, mais avant les guerres d’indépendance et l’abolition de leur statut, les «indigènes» des colonies n’avaient pas accès à la citoyenneté. Il n’est jamais retourné vivre au pays, car le régime post-colonial de Sékou Touré imposait aux Guinéens de rentrer sur-le-champ servir le nouvel Etat. Etudiant à Sciences-Po, il y avait rencontré la future mère de ses enfants, Elisa et son grand frère, né deux ans après leur mariage en 1967. Le couple a divorcé au début des années 80 et les enfants ont grandi entre le XVe arrondissement de Paris et la Bretagne de leur famille maternelle.

Un sentiment ambivalent semble lier Elisa Diallo à la France, entre affection irrationnelle et froide déception, l’idée que le pays peine encore à affronter son racisme au nom de la liberté d’expression, de l’humour, d’un certain trait d’esprit typiquement français. Et aussi l’impression que «dès l’école, tu apprends en France que tu ne fais pas partie du corps de la nation» puisque le récit national ne voudrait se souvenir que de héros blonds. A part dans le foot, dit-elle en souriant. Mais l’évocation de la France provoque chez elle d’intenses émotions : «Quand j’entends la Marseillaise, j’ai envie de me lever, les larmes me viennent aussi, c’est terrible.»

«Être étranger à l’étranger»

A Paris, elle se sent chez elle, plus que partout ailleurs, elle en connaît les rues par cœur. Et puis la mémoire familiale, transmise par des grands-parents dont elle était très proche, raconte une histoire française comme il y en a tant d’autres. Sa grand-mère, originaire d’un milieu progressiste, a été institutrice dans le Paris de l’après-guerre. Son grand-père était le fils d’une pied-noir et d’un militaire de l’armée française tombé fou amoureux d’elle pendant son stationnement en Algérie. Devenu officier, il a été emprisonné par les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale. «La guerre fait partie de notre histoire familiale. Je me disais que mes grands-parents se retourneraient dans leur tombe s’ils savaient que, moi, leur petite-fille, j’avais pris la nationalité allemande pour me protéger de l’extrême droite en Europe.»

«Seule non-blanche» à l’horizon dans le bourgeois XVe arrondissement parisien de son enfance, Elisa Diallo raconte posément le soulagement que lui a apporté le fait de partir étudier aux Pays-Bas en 1998 – année où la France, avec sa victoire à la Coupe du monde de football, semblait redécouvrir sa diversité. «Le fait de se sentir étranger dans son pays est douloureux. Etre étranger à l’étranger, c’est plus facile.»

A Amsterdam, elle doit terminer une maîtrise d’histoire qu’elle abandonne pour la littérature comparée. L’étudiante se lie d’amitié avec des activistes antiracistes et soutient une thèse sur l’écrivain guinéen Tierno Monénembo, utilisant pour son analyse les outils conceptuels des cultural and postcolonial studies. Elle découvre aussi une société néerlandaise hermétique à la réflexion sur son passé colonial, porteuse d’un «racisme commun à tous les pays européens, finalement». Précise : il ne s’agit pas de dire que les Européens sont tous racistes, tous méchants, mais simplement d’analyser la façon dont l’Europe «s’est construite en se définissant en creux, les Européens se sont construits en construisant l’autre».

Les Allemands ont, dit-elle, «effectué ce travail d’exploration de leur passé et de redéfinition de leur identité». Elle cite les visites à Dachau, passage obligé de la scolarité des jeunes Allemands : «Ils ont reçu une véritable éducation de l’Holocauste. La conscience de la responsabilité dans ce crime unique, qui a changé le cours de l’histoire européenne, est un élément central de l’ADN allemand.» Pas en France ? «L’universalisme est un apolitisme. C’est le rejet d’une réflexion, le rejet d’une vraie conversation politique, qui mettrait à plat les intérêts de chacun, permettrait d’entraîner une comparaison et une redistribution.» Elle interprète en partie ce refus de débattre comme le réflexe pavlovien d’une frange de la population arc-boutée sur ses privilèges et qui refuse d’en faire l’inventaire, de les remettre en question.

En août 2015, au cœur d’une crise mondiale des réfugiés sans précédent dans l’histoire contemporaine, Angela Merkel prononce un discours devenu emblématique de la culture d’accueil allemande. Ce «Wir schaffen das !» («nous y arriverons !») lancé par la chancelière à propos de l’intégration des réfugiés a sans doute nourri l’espoir que Diallo porte en la sérénité de l’Allemagne face à son identité. «Elle a esquissé l’idée d’une société qui se définirait autrement qu’ethniquement. C’est comme si elle avait demandé aux Allemands de se projeter de manière positive dans un avenir proche où les sociétés vivraient de manière apaisée avec le phénomène de l’immigration, la pluralité religieuse et ethnique.»

L’expression «citoyen du monde» revient plusieurs fois dans son livre. Elle revendique ce style de vie cosmopolite, fait de voyages, d’ouverture, ce peu d’attachement aux identités nationales. Elle est consciente de l’odeur de privilège qu’il charrie auprès d’une partie de la population pour qui mondialisation rime plus avec dumping social et désindustrialisation, mais trouve triste qu’il soit systématiquement associé à la bourgeoisie. Comme si le fait de ne pas pouvoir se permettre financièrement d’aller voir ailleurs constituait une «supériorité morale» en soi.

La lutte des classes des hommes blancs

Il ne fait pas bon être une plante «hors-sol» en 2019, se dit Elisa Diallo. «Quand j’entends Eric Zemmour, je vois bien que mon idéal est ce que lui conspue, le cosmopolitisme. Mais ça ne veut pas dire que je n’ai pas de heimat, de foyer, de culture qui m’ait été transmise.» Seulement, le nationalisme lui fait «horreur» et elle valorise l’idée d’un rapport «rationnel» avec la nationalité. «C’est juste un instrument d’organisation de la société, et rien d’autre. Pas quelque chose qui nous enferme, nous définit, nous exclut

Vue d’Allemagne, la France lui paraît vent debout contre les thèmes décoloniaux, agrippée à une conception rétrograde de ce qui rend «l’identité française tangible». La lutte des classes délaissée au profit de thèmes identitaires ? Elisa Diallo soupire et fustige l’abandon de ce récit au profit d’un point de vue partagé majoritairement par des hommes blancs. Un récit basé sur l’héritage judéo-chrétien de l’Europe comme gravé dans la pierre, alors qu’il ne cesse de changer et d’évoluer. «Tout dépend de ce que l’Europe signifie aujourd’hui.Mais finalement, on s’en fiche un peu de savoir d’où l’on vient. Ce qui compte, c’est la société telle qu’elle est et la façon de vivre tous en paix. La vie sans affrontements.»

Avec Liberation.fr