« Sanekh, révolution sans lendemain(s) », par Elgas

Peu d’artistes peuvent se targuer d’avoir changé le cours de leur art. D’y avoir injecté une allure nouvelle, une marque, une patte, enfin un truc dans le genre, qui change à jamais la donne. Aussi curieux que cela puisse paraître, Sanekh fait partie de ce cercle de privilégiés.  On se souvient tous des homélies de la troupe Daray Kocc qui exerçait un monopole absolu sur le théâtre sénégalais. D’ailleurs, il s’agissait de téléfilm à proprement parler, et pas de théâtre comme se borne à le répéter l’abus de langage. Films toujours moraux, étouffant une pièce sans vie, souvent un salon glacial ou une chambre pleine de gravité. On pouvait en deviner la fin dès la première scène. Suivait une galerie de portraits, où les personnages peu fantasques, à quelques exceptions près, professaient de grandes leçons sociales sur le divorce, le couple, la famille, grands thèmes que la bienséance nationale tenait en idoles. Les sujets étaient les mêmes, les acteurs aussi, les décors également ; et malgré le trait de génie évident de la caméra de Cheikh Tidiane Diop, la troupe Daray Kocc inaugurait, déjà, la manufacture du nouveau type de sénégalais, ce vieux marronnier qui peine à produire des modèles en série.

Les maisons sénégalaises, orphelines de Djibril Diop Mambéty et d’Ousmane Sembene, à l’heure du téléfilm du soir, entraient comme dans une messe vespérale. Un silence et un recueillement accompagnaient ces traversées d’un soir, d’autant plus appréciées qu’elles sortaient le peuple de la dépendance aux films étrangers de seconde main qu’on refilait à la RTS, et aux télénovelas, que digérait mal le crépuscule. Comme jadis avec le théâtre classique, il y avait dans le téléfilm sénégalais, une caducité, un besoin de renouveau…

Comme par hasard, dans un nom presque prophétique, c’est la troupe du Soleil Levant de Thiès, qui insuffle un bol d’air. Dans le rôle du souffleur, un longiligne et rachitique, « Comique et Laid » pour reprendre Baudelaire et Césaire. Sanekh arrive et fracasse la télé, et avec lui son rire, son geste, sa gueule mal fagotée et sa langue ! Le dicton et la diction ! Il se produit comme une grande respiration. La messe vespérale de jadis s’agite, comme si des bambins incontrôlables s’étaient glissés dans la mosquée, et faisaient les poches aux vieux avec leurs chéchias et sabadors, prêts – enfin – à se fendre la gueule. Les décors extérieurs sont promus, et ces personnages, fragiles, imparfaits, rappellent des visages communs, comme jadis dans Goorgoorlu. D’Askanu Laobé à Mor Tojangge, la troupe du Soleil Levant a un grand mérite, mais Sanekh en capte toute la lumière. Il devient, à l’école, dans les rues, le grand dictionnaire public national des mots et des gestes, que tout le monde emprunte et utilise. Créer une mode, en voilà un rêve d’artiste ! Pour un clown, la consécration. Apporter le rire dans le quotidien des gens, en voilà de la partition d’artiste. On peut gager que chaque témoin de ce Sénégal se souvient au moins d’une expression, d’une mimique, dont le génie rafraichissait jusqu’à la langue wolof dont il démocratisait la grande beauté. Sanekh  dope le téléfilm national, il en fait le moment de déconne, l’audace d’un fait plus naturel, sans le filtre moral. L’espoir est grand. La brèche ouverte par le splendide « squelette national » est investie par beaucoup d’émules, mais le téléfilm devient industriel, en même temps que sa saveur commence à lasser…

La révolution ne tient en effet pas longtemps, las ! Las ! Courtisé, Sanekh  satisfait la demande mais plus son talent naturel. Il devient un grand notable, engoncé dans des caftans froufrouteux, on a même peur qu’il verse dans le prêche avec tant de solennité. Lui qui renie presque ce qu’il fût, sauf lors de rares moments, où le geste révolutionnaire renaît comme un spasme inopiné. Sanekh  peine à se renouveler, il est emprisonné dans son personnage. Il est frappé d’un syndrome commun dans le paysage artistique sénégalais : l’impossible dépassement de soi, les acteurs deviennent des caricatures d’eux-mêmes, qui répètent la seule gamme qu’ils connaissent. De Sanekh  à Kouthia, le comique est typé, et comme dans une évidence, leur fils attitré est Père Bou Khar, dont le court séjour sur les planches prédisait la médiocrité de l’ascendance. A se suffire, on finit par se racornir : c’est vrai des civilisations, comme du talent.

La comédie redevient morale. Les télés sont inondées de téléfilms aux séquences identiques, aux intrigues similaires. La scène encombrée dresse un pont de complicité entre le vide de l’époque, et le trop-plein actuel. On y façonne des héros sans envergure, des leçons gonflées d’artifices. Avec toujours la volonté d’éduquer une société. Bien immodeste et vaine ambition. Dans l’éphémère éclipse, Sanekh  aura été l’illusion, puissante et prometteuse, mais le temps d’un clin d’œil, le vieux monde est revenu. Sanekh  peut encore nous surprendre, c’est la loi de l’art, mais entre ses coreligionnaires du paysage actuel et Daray Kocc, le choix est vite fait pour les seconds, car comme le dit l’autre, le drame de notre époque, « c’est que la bêtise se soit mise à penser ».