Un certain 4 avril 1968, Martin Luther King est assassiné d’une balle à Memphis

4 avril 1968. Le jour où Martin Luther King est assassiné à Memphis. Venu soutenir la grève des éboueurs de Memphis, le pasteur est abattu alors qu’il se trouve sur le balcon de son hôtel.

Plus de cinquante ans après sa mort, le souvenir de Martin Luther King reste omniprésent aux États-Unis et dans la ville où il fut assassiné. Son action et ses idéaux sont-ils morts avec lui ?

Ici, un reportage datant de 2018, effectué sur le terrain, à Memphis, pour inspecter l’héritage du pasteur et militant des droits civiques des Noirs aux USA, Martin Luther King.

Début 1968, Memphis est une poudrière. Il ne fallait plus qu’une étincelle pour faire exploser au grand jour des décennies de colère rentrée au sein de la communauté noire. Colère entretenue à grands coups de décisions ségrégationnistes et de brimades répétées de la part des autorités blanches de la ville – et celles du sud des États-Unis en règle générale.

L’étincelle, ce sera la grève des éboueurs consécutive à la mort, le 1er février, de deux d’entre eux, Echol Cole et Robert Walker, happés accidentellement par la broyeuse hydraulique de leur camion à l’est de la ville, alors qu’ils cherchaient à s’abriter d’une pluie battante. La tragédie va définitivement mettre en lumière des conditions de travail iniques, des salaires indignes et le refus de toute organisation syndicale. Si les premières manifestations se traduiront par des marches de rue silencieuses, avec des éboueurs arborant le slogan « I’m a man«  sous le regard de militaires fusils à baïonnette pointés sur eux… La tension ne va faire que grimper.

L’escalade va rapidement attirer l’attention de Martin Luther King, par le biais d’associations locales venues lui réclamer son soutien. Contre l’avis de ses plus proches conseillers qui y voient là un piège, le révérend va répondre présent, à travers des discours sur place, puis avec sa participation à une grande marche en ville le 28 mars, qui va assez rapidement tourner à l’émeute. Presque par bravade, King accepte néanmoins de participer à une nouvelle manifestation le 8 avril.

Le prix à payer

Mais c’est un homme fatigué qui pose à nouveau le pied sur le tarmac de l’aéroport de Memphis le 3 avril, en amont des préparatifs de cette nouvelle action qu’il veut encore croire pacifiste, quand bien même les débordements de la précédente, qui se sont soldés par un mort et une trentaine de blessés, l’ont profondément affecté. Bien loin semble le temps de la flamboyance d’août 1963 et du discours “I have a dream” à Washington.

Certes, les succès ont jalonné le parcours : signature du Civil Rights Act en 1964, rendant illégale toute discrimination de race, de religion ou de sexe ; ratification en août 1965 du Voting Rights Act, assurant le droit de vote aux minorités. Mais à quel prix ? Combien d’arrestations ? Combien de passages à tabac et de gazages lors des marches de Selma en Alabama ou ailleurs ? Combien de militants du NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) victimes d’attentats perpétrés par le Klu Klux Klan, au Mississippi et ailleurs ?

« Un abattement total. Un tremblement de terre. Notre 11-septembre à nous. »

C’est un homme usé par les voyages à travers le pays, et parfois un peu désabusé, qui s’installe dans sa chambre d’hôtel, voire un homme doutant de plus en plus souvent des résultats possibles de sa philosophie non-violente, quand bien même il a encore refusé toute protection policière et veut encore moins entendre parler de protection armée. Et peu importe si les menaces d’alerte à la bombe continuent de l’entourer au quotidien, comme celle qui a occasionné un retard au moment du décollage de l’avion l’amenant ici.

Menacé, il l’a toujours été, ou presque. Depuis 1956 au bas mot et le plastiquage de sa maison à Montgomery, en Alabama. Persuadé de ne jamais voir passer le cap des 40 ans, il confiera à sa femme en apprenant la nouvelle de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy en novembre 1963 qu’il connaîtra le même sort. Il va mourir à 39 ans…

Photo 1 - Martin Luther King

Tandis que le Dr. King gît à terre, les premiers témoins montrent le lieu du tir fatal.

C’est encore un homme inquiet de constater les faibles avancées de son nouveau projet, Poor People’s Campaign, chargé de mettre en lumière la pauvreté à laquelle est confrontée la communauté noire dans tout le pays en matière de salaires comme d’habitat, et qui doit se conclure par une immense manifestation à Washington au mois de mai. C’est d’ailleurs à ce programme et rien d’autre qu’il a prévu de se consacrer ce soir. D’autant qu’au dehors, c’est une véritable tempête qui s’est abattue sur la ville, avec des tornades qui feront plusieurs victimes.

Il va pourtant céder aux pressions des militants des droits civiques locaux venus le chercher pour participer à un rassemblement organisé au Mason Temple, à quelques kilomètres de l’hôtel. On connaît la suite : un discours mémorable, prophétique ou prémonitoire selon les avis (“J’ai vu la Terre promise… Il se peut que je ne l’atteigne pas avec vous… Je ne m’inquiète de rien, je ne crains aucun homme…”), dont les intonations prendront une tout autre résonance moins de vingt-quatre heures plus tard, quand il sera abattu sur le balcon de la chambre 306 du Lorraine Motel.

“Un abattement total. Un tremblement de terre. Notre 11-Septembre à nous.” Tous ceux que vous interrogez en ville, qu’ils aient directement côtoyé ou non le Dr. King, tiennent peu ou prou le même discours. Il y a dix ans, Hampton Sides, par ailleurs auteur avec Hellhound on His Trail d’un fascinant ouvrage sur le sujet, écrivait dans les pages du Memphis City Magazine : “À l’exception de l’épidémie de fièvre jaune de 1878, l’assassinat de MLK demeure le seul événement significatif de notre histoire, le point d’ancrage à partir duquel doit être jaugée la moindre tentative récente de comprendre ce qu’être de Memphis signifie.”

« Le désespoir était plus grand que la colère. »

Calvin Taylor, alors journaliste au Commercial Appeal, le quotidien local, se souvient comment, soudain, “tout est devenu silencieux. Pas de sirène de police ni de pompiers. Les communications de la police se sont elles aussi interrompues pendant quelques minutes. Même chose pour nos téléscripteurs. Comme si le temps s’était suspendu.” Comme d’autres en ville, Taylor avait rencontré King la veille, afin d’expliquer au révérend pourquoi les Invaders, ce groupe d’étudiants dont il faisait partie et qui épousaient volontiers les thèses plus “déterministes” du Black Power (au point d’avoir été soupçonné d’avoir été à l’origine des débordements de la manifestation du 28 mars), ne pouvaient être exclus plus longtemps des réflexions sur la façon de mener la lutte des droits civiques. “Ça allait plus loin qu’une confrontation de méthodes, explique-t-il, jouant sciemment de la caricature. Quand les pasteurs, qui dirigeaient la plupart des associations en ville, parlaient de combats dont la récompense viendrait dans une autre vie, nous parlions de meilleurs salaires et de toits au-dessus de nos têtes pour tout de suite !”

Photo 2 - Martin Luther King

Bertha Looney fit partie des huit premiers étudiants noirs à intégrer l’université de Memphis en 1959. Elle n’a pas oublié le dernier discours de MLK auquel elle assista la veille de sa mort, ni cette poignée de mains échangée avec lui.

Bertha Looney n’a pas oublié, elle, cette poignée de main avec le révérend au Mason Temple. Cinquante ans plus tard, sa vénération pour l’homme n’a pas varié d’une virgule. Figure emblématique de la ville pour avoir fait partie des huit premiers étudiants noirs à intégrer la Memphis State University en 1959 et pour continuer, à 77 ans, à enseigner l’anglais à quelques encablures de Graceland, la demeure-musée d’Elvis Presley, elle n’en démord pas. “Si la non-violence qu’il prônait était toujours d’actualité, nous vivrions dans un bien meilleur monde.” Quand on lui demande pourquoi Memphis ne s’est pas embrasée à la mort du révérend, à la différence de près de 200 villes à travers le pays, c’est d’une voix frêle qu’elle énonce encore : “Le désespoir était plus grand que la colère au sein de notre communauté.”

C’est pourtant une ville en état de siège qui va patienter jusqu’à la procession funéraire du leader des droits civiques le 8 avril, date prévue pour la manifestation qui l’avait fait revenir. Une ville où, dans la foulée de son assassinat, sera décrété un couvre-feu pour la population noire. Une ville sillonnée par les tanks de la Garde nationale.

Du côté de chez Stax, le mythique label de soul music, la mort de Martin Luther King ne sera pas non plus sans répercussions. Au-delà de la mise à l’abri des dernières bandes dont il est encore propriétaire (il a perdu l’essentiel des droits de son catalogue auprès d’Atlantic quelques mois plus tôt) et de l’incapacité avouée d’Isaac Hayes à vraiment se sentir impliqué dans l’écriture pendant près d’un an, c’est toute l’identité d’intégration ayant fait son unicité qui est insidieusement remise en cause.

D’un seul coup, être blanc ou noir “compte” un peu plus entre tous ces musiciens, malgré leurs réels et durables liens d’amitié. Et Steve Cropper, guitariste des M.G.’s, producteur et figure majeure du label, pourra en prendre toute la mesure quand il devra fendre une foule hostile le menaçant, verbalement ou couteau à la main, au moment de franchir le seuil du studio.

Photo 3 - Martin Luther King

L’auteur Robert Gordon n’a cessé d’évoquer dans ses livres (It came From Memphis, Memphis Rent Party) la ville de Memphis et ses figures – Muddy Waters ou Elvis Presley.

Compositeur principal avec Isaac Hayes des chansons qui feront le succès de Stax tout au long des années 60, David Porter admet que “la mort du Dr. King nous a confortés dans la nécessité de faire passer des messages parfois codés dans ce que nous écrivions. Des messages qui ont ainsi infiltré les chansons pour les Staple Singers ou Johnnie Taylor. Si le militantisme se déclarait de manière plus ouverte chez James Brown avec ‘I’m Black and I’m Proud’ par exemple, il était présent de manière plus souterraine chez Stax. Et ça a continué longtemps comme ça. Réécoutez ce que j’ai pu composer pour Rance Allen en 1973 et son album A Soulful Experience. Sur une chanson comme “Talk That Talk”, je parle de Nixon ! Très souvent, on pouvait trouver quatre ou cinq messages différents dans ce que l’on pouvait écrire avec Isaac, ensemble ou séparément.”

Auteur de livres unanimement salués sur Stax, Elvis PresleyMuddy Waters ou sur Memphis plus globalement – le prochain, Memphis Rent Party, se propose de mettre en lumière ceux qui ont fait la culture de la ville sans avoir pu ou su en tirer une notoriété planétaire –, Robert Gordon nuance l’impact de l’événement sur la musique. 

“L’exaltation et la désolation ont toujours guidé la soul music, dit-il. Elles font partie de son ADN : l’exaltation via le gospel, la désolation par le blues. Il est donc difficile de prétendre que l’assassinat du Dr. King a modifié en profondeur le style et la façon de l’appréhender par ceux qui la faisaient. Disons que cette exaltation et cette désolation ont juste été plus criantes ou amplifiées à ce moment-là. Ce ne fut qu’une étape parmi d’autres, même si certaines chansons nées par la suite, comme ‘When Will We Be Paid’ des Staple Singers, sont à mes yeux parmi les plus puissantes illustrations du mouvement des droits civiques, car elles posent des questions de manière très directe.”

« La crainte d’un retour vers le passé douloureux est tangible chez chacun. »

Les célébrations du cinquantenaire de la mort du révérend ont débuté en avril 2017, avec un an d’avance, à Memphis. Le slogan-leitmotiv s’affiche depuis un peu partout dans les rues du centre-ville : “Where do we go from here ?” – “Que faire à partir de là ?” Comme si, par excès de volontarisme, il s’agissait de passer un peu vite sur une autre question tout aussi importante : où en sommes-nous ?

Si chaque ville majeure des États-Unis possède désormais son Martin Luther King Boulevard ou sa Martin Luther King Avenue, si la date de son anniversaire (15 janvier) est devenue jour férié national, ce qu’il reste de son action, voire de son essence, continue de faire débat. Toujours ce bon vieux “principe” du verre à moitié plein ou à moitié vide.

L’envers du décor 

Photo 4 - Martin Luther King

Les images de la communauté noire défilant dans Beale Street et ses environs, en février et mars 1968 en soutien à la grève des éboueurs, demeure un moment marquant de l’histoire de la ville et du pays tout entier

Bien sûr, aujourd’hui, n’importe quelle fonction professionnelle est théoriquement accessible aux Afro-Américains. Bien sûr, aujourd’hui, ainsi que le fait remarquer encore Robert Gordon, “des gamins n’ont pas à se poser des questions quand ils ramènent chez eux après les cours des copains de toute couleur de peau, de toute nationalité.”

De Memphis à Jackson dans le Mississippi ou à Washington, de somptueux musées dédiés à la lutte des droits civiques ont vu le jour. Celui de Memphis occupe d’ailleurs les anciens lieux du Lorraine Motel, dont seuls demeurent la façade ainsi qu’une reproduction de la chambre de Martin Luther King et de celle, voisine, de ses collaborateurs. Bien sûr, avec Barack Obama, un président noir a eu le destin du pays entre les mains pendant huit ans, quitte à devoir incarner des espoirs inatteignables.

Difficile de ne pas s’étonner toutefois qu’il ait fallu attendre un passé récent pour qu’à Memphis, on se décide à débaptiser Auction Street (appelée ainsi car elle hébergeait jadis le marché aux esclaves) au profit de A.W. Willis Street, du nom d’un avocat qui permit la libération de nombreux manifestants noirs dans les années 60. Impossible de masquer son étonnement en apprenant qu’à Cleveland, en plein cœur du Mississippi, à deux heures de route de là, c’est sur la décision d’un juge fédéral en… mai 2016 que les deux lycées de la ville respectivement à majorité noire et blanche ont fusionné en un seul établissement, ce décret devenant effectif en août 2017.

Il n’en reste pas mois vrai que, pour beaucoup, le constat est amer. À Memphis plus qu’ailleurs. Certes, l’économie du tourisme est en plein essor. Graceland et les Sun Studios ne désemplissent pas ; les bars et les restaurants de Beale Street affichent des cadences infernales. Oui, le berceau du blues et du rock’n’roll attire, à juste titre. Mais l’envers du décor est proportionnellement aussi saisissant. Là encore, tous s’accordent à le dire : la ségrégation y est toujours aussi présente, une ségrégation devenue plus sociale que raciale, même si cela ne change pas grand-chose à l’affaire.

Photo 5 - Martin Luther King

Sur Beale Street, les animations et la musique ne s’arrêtent jamais.

Une étude datant de 2016 a montré que Memphis – qui est peuplée à 65 % d’Afro-Américains – arrivait en tête en matière de pauvreté et de pauvreté enfantine, parmi 52 agglomérations américaines de plus d’un million d’habitants. D’autres évaluations statistiques ont montré que 68 % de la population de la ville subissaient des difficultés économiques – en termes de résultats scolaires, chômage, revenu moyen, maisons inoccupées et de commerces fermés. 

Si son poste de consultant au Memphis Convention and Visitors Bureau, l’office du tourisme de la ville dont il fut un temps le vice-président, devrait l’astreindre à un certain devoir de réserve, Calvin Taylor ne tarde pas à retrouver sa fibre d’ancien militant radical quand il évoque la situation : “Tous ont le même discours : l’éducation avant tout ! Ils oublient de dire que cette éducation ne se traduit pas vraiment par des jobs décents à l’arrivée. Grâce au poids d’une compagnie comme Fedex, nous sommes devenus la capitale mondiale de la distribution. Combien de ‘cerveaux’ sont-ils nécessaires pour saisir une boîte en carton, la remplir et la poser dans le coffre d’un véhicule de transport ? Il y a ici beaucoup trop de gens surdiplômés pour le boulot que l’on peut leur offrir et une seule compagnie est susceptible d’en offrir en nombre. D’une certaine manière, Fedex est devenue la nouvelle plantation !”

Photo 6 - Martin Luther King

Sur le fronton du National Civil Rights Museum, la phrase phare du dernier discours du révérend résonne avec la même force

Frontalement, ou de manière plus feutrée, la communauté afro-américaine évoque volontiers son inquiétude née de l’élection de Donald Trump et de la parole qu’elle a su libérer parmi les suprématistes blancs, a fortiori quand le locataire de la Maison-Blanche se contente de condamner mollement leurs exactions. La crainte d’un retour à un passé douloureux est tangible chez chacun, et la mort par balles en février dernier à La Nouvelle-Orléans – dans des circonstances restant à élucider – d’un militant du mouvement Black Lives Matter, Muhiydin Moye d’Baha (qui s’était rendu célèbre en arrachant un drapeau confédéré un an plus tôt à Charleston, en Caroline du Sud), ne peut que raviver de sanglants souvenirs. Et que dire de cette banderole affichée à Memphis par une dizaine d’extrémistes tandis qu’étaient retirées après moult palabres les statues de hauts personnages confédérés lors de la guerre de Sécession et ségrégationnistes notoires : “Diversity = White Genocide”.

God bless America ? Elle va en avoir encore besoin un bon moment…

(Avec le magazine Rolling Stones)