Inventaire des Idoles : ‘Moustapha Niasse & Alpha Condé : Gloire, gâtisme et droit d’ânesse’

Le type même du conférencier, un peu âgé, solennel et prestigieux, qui délivre un prêche ou un discours à une audience diverse, réunit l’homme politique et l’homme religieux au Sénégal. C’est une des occasions de voir, tel un couple fusionnel, le temporel et le spirituel dans des noces de pouvoir. Dans une échelle moins prestigieuse, c’est l’imam du quartier, le marabout, le vieux sage du canton, le chef du village, l’élu local, voire l’aîné ou le « grand » qui, jouissant d’une forme de charisme ou d’une délégation d’attributs, prennent un ascendant naturel ainsi sur : disciples, amis, gouvernés, administrés, membres du clan. L’origine d’un tel culte de la sagesse ne tient pas uniquement du mythe du droit d’aînesse. Ni de la prime à l’âge. C’est aussi un mélange de valeurs culturelles et religieuses qui ont enraciné la pratique de la dévotion et de l’allégeance avec la théorisation des bienfaits de la soumission. Valeur cardinale en islam, mais encore plus en confrérie. Mais plus encore, cela tient-il, d’une relecture des formes élémentaires – et universelles – de pudeur, de respect, de la règle républicaine qui institue la hiérarchie. Un tissu de sacralités anciennes et nouvelles s’entremêle ainsi, sans que l’on soit capable, bien souvent, de dénouer dans ce cheminement historique, l’importé du local, l’exogène de l’endogène. Le conférencier, de quelque parti(e) qu’il soit, le sait : il a ainsi une forme de carte blanche. Son pouvoir l’absout d’avance, son ascendant le rend intouchable.

Voici quelques cas :

  • Dans le champ religieux, ce conférencier, au Sénégal, la voix éteinte, presque dédaigneuse, prêche d’un ton bas. Un sbire hurle le propos par bribes pour le relayer. Il dit la morale. Vante Dieu. Prévient les déviants. Il fait dans le mystique, emprunte à son histoire personnelle des anecdotes mystérieuses, et distille un savoir religieux teinté de mots arabes. L’audience frémit. Elle laisse échapper quelques soupirs d’approbation. Une fusion à la fois irréelle et irrationnelle embaume la pièce. Le temps d’un songe, ces hommes se rapprochent de Dieu, duquel ils convoitent l’élection. La gravité qui colore l’atmosphère rend le moment à la fois grandiose et terrible. Presque toujours, par une loi féroce, le conférencier est assis sur un moelleux siège, évoquant un trône. Autour de lui et devant lui, un ramassis divers de soutiens dévoués. Le lieu, les âmes lui sont Le conférencier peut donc discourir. Que dit-il ? La sociologie sénégalaise s’est-elle une fois emparée du sujet pour sonder la pertinence du propos ? Non. A quoi bon du reste ? Le conférencier ne peut être que brillant. Son texte est déclamé et ciselé. C’est la parole de Dieu transitant par un intermédiaire humain. Elle est sainte, forcément. On se garde d’en questionner le sens, la portée, l’opportunité. C’est l’imam du vendredi. C’est le vieux sage respecté parce que c’est un vieux sage… respecté. Jusque-là, l’indignation, rare, ou alors silencieuse, compose avec – et admet – la compromission. Les médias s’en font les relais, laudateurs. Les groupes religieux et leurs attroupements réguliers enracinent la tradition. Où est le mal ? Nulle part. C’est la coulée douce et paisible d’une vie religieuse et sociale.
  • Dans le champ politique, la mécanique est presque la même. La même majesté. L’or du pouvoir s’habille juste ici de République. Sa « sainteté », ou son « immanence » religieuse, devient son « excellence » politique, dont on aime tant user et abuser au Sénégal par exemple. Le titre est comme l’immunité du prestige. Si la même logique opère, les fortunes diffèrent en revanche. Si l’audience directe de la salle est acquise, le commentaire politique des analystes et des opposants alimente le débat intellectuel. Mais au fond, le pouvoir le sait. Il jouit d’un temps d’avance. Ce débat ne parlera que très peu à des couches sociales défavorisées et majoritaires dont le référentiel premier est cette verticalité du pouvoir. De l’impunité à l’immunité, il n’y a qu’un pas. Le conférencier politique, qu’il s’appelle Wade rappelant en 2015 l’ascendance esclave de Macky Sall devant une salle presque hilare, ou qu’il s’appelle Macky Sall lui-même chantant, en 2018, le privilège du dessert offert aux tirailleurs sénégalais, lui aussi devant une salle étonnamment passive, rappelle cette loi. La conscience de la responsabilité d’homme d’Etat profite de la démission journalistique et intellectuelle à faire un travail de critique. Mais elle jouit aussi de l’a priori favorable de ce prestige de l’homme de pouvoir, qui peut débiter des bêtises sans coût. Il n’est pas rare d’ailleurs, dans le geste de ces hommes politique et religieux, dont le pouvoir est perçu comme d’essence divine, de s’associer, de se fréquenter, de s’adouber mutuellement.

Pas une question d’âge

Il serait assez malvenu de pointer la gérontocratie comme source du problème. Ce serait du reste vain d’empoigner une gérontocratie politique sans en faire autant avec les autres, bien plus ancrées. De plus, l’âge n’est en rien responsable. Il ne peut se substituer à la notion de responsabilité qui manque cruellement aux pays africains. Pour être juste, ces vieux, qui ont été jeunes, ont tenu les mêmes discours enflammés, avec la même fibre révolutionnaire. Enfin, doit-on noter que la jeunesse actuelle n’offre pas plus de gages, elle dont l’énergie est pompée par des gadgets modernistes. Une lecture générationnelle serait totalement inconséquente. Il me plaît très souvent d’imaginer les réunions bouillantes des jeunes intellectuels africains des années 60, débattant à tue-tête, pour presser les indépendances. Je les revois, à Paris, Moscou, ou Dakar, défendre ces valeurs essentielles de souveraineté. Je revois ces hommes d’Etats en formation, qu’ils s’appellent Moustapha Niasse ou Alpha Condé. J’essaie de revoir ces images d’une jeunesse qui fut belle de promesses, mais je ne vois en vérité que ce qu’ils vont devenir. Le temps n’est pas toujours un allié.

Longévité et essoufflement d’une carrière politique

Moustapha Niasse, habile négociant sous-régional en parallèle d’une vie politique aguerrie au parti socialiste de Senghor, est devenu un bien triste sire. L’ancien pensionnaire de l’ENA, fonctionnaire, Premier ministre, promu dans les instituts sous-régionaux, est passé du symbole de la réussite au statut de boulet. Alpha Condé, dans un destin de tragédien comme Wade, opposant historique qui touche à la gloire après le martyre, est lui aussi devenu un aspirant satrape, candidat à la « belle petite boutique des calamités » comme le dit si joliment le journaliste béninois Francis Laloupo. De ces deux hommes, il est difficile de faire une histoire commune, tant de choses les séparent. Pourtant, ce qui les relie, c’est une pratique du pouvoir et une longévité, différentes étapes d’une vie politique jusqu’à leur propre décomposition chimique dont ils sont acteurs et spectateurs. Moustapha Niasse est presque devenu l’emblème d’une carrière qui a mangé à tous les râteliers politiques, et dont le prestige et le crédit politiques, vidés depuis longtemps, ne tiennent que par cette forme de gloire ancienne qui émeut. Il a été de tous les mandats, tour à tour dissident, opposant, avec une capacité de camouflage et de transhumance bluffante. Sa fortune, acquise dans des réseaux pétroliers, qui doivent du reste éveiller les soupçons de collusions et de conflits d’intérêts, est restée inaltérée. Elle fait de lui un leader politique intouchable dont les fonds propres sont largement les fonds politiques, avec lesquels il soumet des partisans au rang de disciples politiques. Alpha Condé rescapé de plusieurs épisodes de l’autoritarisme et du chaos de son pays, prisonnier politique et rédacteur de livres, comme Wade – lui l’ancien étudiant et exilé parisien – applique à la gestion du pouvoir ce mélange d’impuissance virile de Lansana Conté, et de ces sorties militaires à la Dadis Camara pour sermonner journalistes et diplomates étrangers. Les lie encore plus, un constant marxisme, féru cependant d’accommodements et de compromissions avec Paris. En termes d’idées qui traversent le temps comme eux, il faut repasser. C’est précisément parce qu’ils n’en ont pas eues, qu’ils ont voyagé léger, sans pour autant arriver à bon port.

Le révélateur du conférencier

Dans le dernier épisode qui les met au-devant de la scène, ces deux conférenciers – on y revient – ont deux audiences. L’un, Moustapha Niasse, se fait le relais au téléphone, dans une séquence politique dans sa ville, Kaolack. Il ventriloque des propos du Président à un parterre de militants et de cadres. Scène incroyable, où l’éloge « griotique » et le « larbinisme » politique, viennent éclairer cette pratique du pouvoir où la République s’affaisse dans le clientélisme le plus indécent. La politique rejoint cette indiscrétion de l’éloge, un trait culturel, de ce « tassu » politique qui parle aux codes locaux. Ce gâtisme politique, devant une audience encore hilare, fait du conférencier un héros pour ses partisans et une cible pour l’élite. Chez Condé, ce sont des journalistes de RFI, du Monde, et de TV5, qui mènent un entretien surréaliste avec un Président dans l’inconfort, et qui, incapable de pédagogie sur ses échecs, devient agressif et rejoue le sketch éculé du défenseur de la Guinée contre les malveillances françaises. Sans doute retiendra-t-on, dans le biais de couverture de l’actualité africaine persistant dans la presse, cette figure de Condé pourfendant le traitement infligé à la Guinée par la France. Somme d’articles en parlera, et n’évoquera pas grand-chose de cette perdition d’un homme, de la minoration d’un fait guinéen, qui devient l’anecdotique scène annexe, oubliée au profit des règlements de compte coloniaux toujours bien commodes.

 Les Guinéens, tenus à l’écart, ne pourront opposer à leur président le devoir de reddition de comptes, et finalement, cela entretient le morne climat dans le pays. Dans cette mise en scène préparée, où il avance une série de contre-vérités, des attaques inélégantes face à des journalistes, il semble oublier que les médias qu’il attaque ont changé de paradigme sur l’Afrique et épousent un récit laudateur sur le continent, évitant d’évoquer les sujets qui fâchent, précisément de peur d’être traités d’agents néocoloniaux. En se focalisant sur ces journalistes qui seraient le prolongement colonial, Alpha Condé continue une défense bien connue. Et quand il dit « qu’il rendra compte à son peuple », rien n’est plus faux, il se défile. Il n’a jamais consenti à parler à des journalistes guinéens à bâtons rompus. Le ton qu’il adopte dans cet entretien rappelle le conférencier dont on parlait, ce grand baroud d’honneur qui masque mal la profonde incurie et surtout le malaise une fois qu’on lui tend un miroir. Il y a dans ces deux scènes, comme une allégorie de 60 années d’indépendance, faites d’impuissance, d’échappatoire et de primats de valeurs locales, objet de fiertés mais aussi de honte. Ce que les peuples semblent tant chérir comme leurs valeurs inaliénables, semble être, aussi, l’épicentre même de leurs tares, potentiellement incurables.

Le fait africain n’intéresse personne, sous-traitance des informations nationales

De ceci, il faut saisir un mal plus profond. C’est que le « fait africain » n’intéresse personne. Comme objet oui, mais pas comme fait avec son calendrier propre. Le correspondant étranger file, comme il peut, pour rendre compte à sa maison. Le journaliste local, sans ressources et mains liées, est un acteur passif qui restitue. Sans lien avec l’ailleurs, souvent occidental, le « fait africain », son récit propre, son huis-clos, indiffère jusqu’au mépris. Ça participe d’ailleurs à cette frappante résignation presque collective qui délégitime les journalistes locaux, vus par les populations comme des frères de galères, et déconsidérés par rapport à des homologues étrangers qui jouissent d’un privilège, et auxquels on s’ouvre plus facilement. C’est ici, le grand problème : pas plus les Présidents, que les intellectuels, les écrivains, les autorités religieuses, bref, la crème des « conférenciers », ne sont soumis à une rigueur critique intérieure. Il se forme ainsi une terrible homogénéité, presque de caste, qui échappe à la nécessaire confrontation, qui seule peut implanter la responsabilité collective et individuelle, mais surtout la liberté de conscience. C’est en conséquence la déportation du débat vers cet ailleurs, avec le refuge afro-diasporique, et donc les biais et les malaises. L’Afrique ne se raconte pas encore de l’intérieur ou du moins, ce qu’elle dit à l’intérieur n’intéresse personne car elle ne correspond pas au récit idéologique dominant. A l’heure où se développe un journalisme de vérification, il serait temps qu’une presse de flair et d’initiative, fasse son vrai travail de contre-pouvoir, pour éviter que les seules redditions de comptes soient faites à d’autres médias, dans lesquels, du reste, on célèbre à longueur de journée, l’indépendance pour mieux illustrer qu’elle n’est encore lointaine, voire illusoire.

Bien souvent, l’anecdotique, comme ces épisodes, ne mène à rien. Il est fort probable que Moustapha Niasse et Alpha Condé auront leurs partisans, nombreux. L’un, exemple d’une transmission de gratitude toujours célébrée, élément de la pratique sociale. Et l’autre comme héros d’une colère ressentimentale encore présente dans le reste des anciens pays de la colonisation et dont les populations raffolent. Il y a bien un territoire où tout se mêle, dans un tas d’immondices qui caractérise ces faits politiques. C’est un fait continental que ce vaste foutoir, où rien ne semble clair, où les acteurs sont tour à tour, victimes, bourreaux, héros, imposteurs. Mais ici, il semble qu’il existe des leçons à tirer. Le gâtisme politique est révélateur d’un système bien plus vaste. Tellement implacable qu’il ne révèle pas seulement de ces deux hommes chancelants et se vautrant dans un délire. Il révèle aussi, et surtout, le rapport à la vieillesse, au pouvoir religieux, au pouvoir politique : la parole prise pour onction et bue goulument par assentiment et par peur. Le type du conférencier, religieux comme politique, en relation avec des soumis, nous montre que l’indépendance, qui n’est pas une pratique quotidienne des populations, fabrique des obligés intérieurs, courant pourtant derrière une autonomie extérieure.

Elgas  © 2018