« Les Peuples veulent-ils de la Francophonie ? » (Tribune d’Elgas en réplique à Kako Nubukpo, ex OIF)

La docteure en histoire Caroline Roussy et l’économiste Kako Nubukpo ont produit une stimulante note sur la francophonie pour la fondation Jean Jaurès. Objet institutionnel décrié dans un réflexe pavlovien, mais instrument majeur d’échange culturel, l’ombre de la France cependant, à l’échelle de l’histoire, semble peser sur l’institution au risque de voiler son potentiel universel. C’est à cette première échelle que la note, innovante et ambitieuse, fournit sinon des réponses satisfaisantes, des questions mieux posées. Partant du contexte mondial actuel, économique et identitaire en particulier, très agité avec la réapparition de blocs en même temps que la vogue émancipatrice, la note s’introduit par la redéfinition d’une place et d’un sens pour la francophonie. Pour ce faire, elle remonte à loin, aux pionniers, pour retracer une histoire souvent méconnue, et pointe, assez habilement, les origines du désamour avec la francophonie.

« Ce mutisme a fait naître la suspicion : désintérêt ou politique d’influence masquée ? Cette suspicion et ce malaise sont alimentés par la politique et les réseaux de la Françafrique, ainsi que par les prises de position des présidents de la République française. » P. 3

Lointain et inféodé aux réseaux diplomatiques, l’objet, mal « identifié et mal nommé » doit en plus trainer ce lourd opprobre d’être requalifié d’ombre fantôme de la Françafrique. Si l’analyse ne va pas aussi loin dans l’analogie, ce qu’elle donne en revanche à voir, de ce divorce, ou de la baisse de tonicité de cet amour, semble à voir avec les enjeux du passif colonial. Il suffit à ce titre, de voir, dans les forums, surtout dans les pays africains, bastions importants de l’organisation, comment la structure est vilipendée, attraite indistinctement à la barre, pour des prérogatives qui ne sont souvent pas les siennes. Cette réaction hostile des principaux destinataires de l’idéal de l’institution pose question. En fin de compte, la seule qui compte, à tout le moins, celle dont la résolution conditionne toutes les autres.

« L’objectif de cette note n’est pas d’être exhaustifs sur tous les contours de la francophonie, mais de proposer une refonte du pacte francophone, de repousser les limites de l’imaginaire, de développer une vision programmatique inclusive et d’ouvrir un débat citoyen afin que la francophonie devienne le bien commun des peuples francophones, socle et ciment indispensables de l’institution pour assurer sa pérennité » P.2

Si ce travail de balance, pédagogique et historique, arrive à très bien cerner les freins à l’enthousiasme, il semble manquer à cette note une pointe d’anthropologie, pour mieux appréhender la question des hommes et des peuples. Les différents de temps de lectures au sein des composantes de l’entité, les vécus et visées potentiellement divergentes dans l’écheveau des peuples ; la communauté de langue (faut-il préciser – secondaire) pour la majorité, créent une illusion de proximité qui peut voler en éclat, à la moindre crise. Nous en vivons beaucoup actuellement. Quel sens par conséquent, pourrait revêtir un espace inclusif d’échange, avec le français en moteur, pour créer une métaphore de nation convergente ? Quel contenu, quel commun, quel horizon, et quelle transcendance pour « faire cette communauté ». Cette difficulté centrale, contournée par bien des études précédentes, se pose en point d’achoppement que la note esquive partiellement, alors qu’elle constitue le chantier premier, celui du sens pour tous.

Après ce premier volet pour situer la cause du problème, la note, très inspirée et assez complète, redéfinit le spectre des enjeux, des biais économiques, de la requalification diplomatique, en passant par la suggestion d’une allure plus offensive. Elle réinvente la langue comme objet, et lui dose une place, sans éluder les biais et les véhicules d’influence, au cœur de la discussion. En dessinant quelques pistes pour mieux faire usage de l’outil linguistique, la note éclaire sur un scepticisme entretenu. C’est sans doute le point où, riche de références plurielles et bien renseignées, elle arrive à resituer la tentation d’hégémonie linguistique, étouffoir potentiel des expressions locales, en appelant à cette inclusion, qui quitterait le vertical pour mieux célébrer le local. A dire vrai, cet effort ne date pas d’aujourd’hui, mais un défaut de calibrage a toujours entravé le projet. Mais la note lui donne une nouvelle jeunesse, et surtout une plus grande clarté.

En replaçant la langue comme vecteur d’émancipation, en schématisant, très concrètement, les contours d’un vrai projet culturel, d’échanges, d’innovations, de libre circulation des biens et des populations, la note gagne en ambition ce qu’elle perd en réalisme, au vu surtout du contexte international fait de raidissement et de fermeture. Curieusement, elle garde quand même toute sa pertinence, dans une résolution, assurément progressiste, à favoriser cette morale de la circulation qui donne un tranchant politique au texte. Elle déjoue aussi la très inconfortable question « économique », et toutes les questions affairant, liées au dumping, à la mondialisation, à la fragilisation économique. En pointant le caractère « oxymorique » d’une francophonie économique, elle donne des idées pour l’établissement d’un espace de cohabitation et de convergence des intérêts, sans pour autant évaluer les risques de déséquilibres entre perdants–gagnants dans une agrégation d’intérêts premiers. Sur ce point, les propositions restent un chapelet de vœux pieux, qui demeurent largement tributaires de la force première et intrinsèque des institutions et des Etats qui la composent.

La francophonie ne peut se substituer, au risque d’une ingérence qui la décrédibiliserait, aux Etats faillis, faibles ou en rémission. L’ambition économique reste ainsi cantonnée à une sphère d’idées générales qui, prises séparément, ont une pertinence qui, elle-même, n’exprimera sa vertu qu’avec le préalable d’un dialogue à égal moyen de compréhension. La déclinaison d’une vision économique, entre le pacte solidaire et l’ingénierie d’un espace prospère, risque de buter sur une asymétrie des objectifs et surtout, elle risque d’être un projet qui vient d’en haut, à destination de populations qui vivent des expériences très différentes.

« Il s’agit moins de s’inscrire dans la perpétuation d’un libre-échangisme sans règle que de construire les ressorts d’un juste échange porteur d’inclusion sociale, de respect des écosystèmes naturels et de promotion de la dignité humaine. » P.15

Le volet politique est du même acabit. Il achève le texte sur une note d’espoir, et sur des suggestions plus tranchées. L’idée d’une gouvernance plus transparente, émise et détaillée dans la note, est très recevable. Elle s’élèverait au niveau des réquisits modernes de gestion et permettrait une élection du secrétaire général sur des bases connues. Le parachutage et le fait géopolitique prégnant dans la hiérarchie qui perdure, et qui contribuent à déposséder les peuples, pourraient être corrigés par des projets qui susciteraient l’adhésion des premiers concernés, dont les élus seraient les représentants. Aussi évidente soit-elle, l’idée ne manquera de se heurter à un demi-siècle de pratiques opaques, de dualités ou de conflits qui ont dévitalisé l’institution, condamnée à être un lieu d’affrontements politiques, actifs ou passifs. La note manque de donner des indications sur l’avènement d’une telle nouveauté, et un clair calendrier de mise en œuvre.

« Nous préconisons également, afin de mettre un terme aux négociations de couloir et à l’opacité des nominations, que les candidats au poste de secrétaire général soient auditionnés, comme il est d’usage dans le cadre des Nations unies, et qu’un débat projet contre projet ait lieu, condition d’une élection démocratique » P.19

Ce constat plus général sur un objet qui serait enfermé dans des carcans institutionnels qui saperaient son énergie, l’idée d’un pont éloigné des peuples, qui ont ainsi tendance à développer de la méfiance voire de la défiance, est l’un des enjeux décisifs de la question qu’effleure ce texte. Schématiquement, cela revient à répondre à des questions basiques mais incontournables : la Francophonie pour qui, pour quoi et pourquoi ? Les peuples veulent-ils de la francophonie ? Quelle est leur marge de manœuvre ? Comment impulser et ne pas subir ? La note exhaustive fédère un ensemble de propos généraux, parfois des poncifs, souvent de vraies intuitions porteuses. Elle est presque le symbole de ce qu’elle semble diagnostiquer. La présence de leviers puissants mais la réalité d’un labyrinthe multidirectionnel que ne manque pas de percuter l’Histoire. Caroline Roussy, qui a soutenu une thèse en histoire sur les frontières, et participe à la déconstruction des prénotions largement intégrées sur l’essence (supposée) uniquement coloniale des frontières africaines, le sait mieux que quiconque, et on le sent dans cette note : la seule mesure de la francophonie, c’est l’Histoire. Dans son passé et son devenir. Tout part d’elle et tout revient à elle.

Les peuples sont des sommes d’affects, d’adhésions spirituelles, des ensembles façonnés par des histoires diverses, avec des corpus linguistiques ancrés. Il faut partir de ce mille-feuille, dans l’infinité de la tâche de reconfiguration, pour appréhender la totalité du fait que la Francophonie souhaite réinventer. Les peuples ont pour l’heure des agendas foncièrement différents, et se démènent dans des contextes où l’affirmation de l’individu est concomitante avec celle des communautés. Entre blocs du Nord et blocs du Sud, une ligne de démarcation coloniale continue à freiner les élans progressistes, à différents degrés. Qu’il s’agisse des monnaies, des élections, de « l’ethno-nationalisme », des poussées religieuses, le fait premier et vital ne peut s’effacer pour la francophonie, vue dès lors comme un divertissement au mieux, au pire comme un agent d’aggravation des situations déjà éprouvées. L’effet de surplomb, persistant dans la francophonie, comme transversalité, est à questionner plus que ne le fait cette note. Il faut réconcilier la technostructure avec les usagers et les destinataires. Comme tout projet, sa pertinence sociologique résidera dans la compréhension fine des couches composantes, de leurs désirs, de leurs vécus, de leurs projections, pour ne pas leur présenter un fait accompli.

Du reste, le malaise dans la langue, identification première des peuples, risque d’effriter le consensus mou. La lutte pour l’émancipation depuis les années 50, sous le sceau du décolonialisme, a souvent désigné l’usage du français comme responsable du retard dans la possession pleine de soi, et à raison. Elle a été l’école formatrice de beaucoup d’intellectuels africains, réputés et admirés, dont certains continuent d’ailleurs, avec des radicalités différentes, à contester ce primat persistant dans l’administration et la promotion culturelle. Ce bénéfice postcolonial, au risque de l’abus, est une donnée essentielle à intégrer pour un projet qui a pour base la langue, alors que les populations, partout, aspirent à voir leur propre langue vernaculaire et véhiculaire émerger et s’affirmer dans le pouvoir administratif.

Cet impensé, voire ce tabou, montrent bien les différences d’échelle et de vitesse dans le vaste ensemble francophone, et l’asymétrie des positions, tout autant que les inégalités et disparités multiples, créent un ensemble hétérogène dont la langue seule ne peut créer la transcendance. A cela faut-il adjoindre les questions liées au ressentiment persistant, et l’étagement social dans l’usage et la maîtrise du français, avec des centres et des périphéries, qui gardent encore les stigmates d’une hiérarchie ancienne, malgré les changements amorcés depuis une vingtaine d’année. Le « butin de guerre », désignant le rapport à la langue française, pour reprendre la formule de Kateb Yacine, reste un lourd héritage : la liberté de s’y mouvoir n’affranchit pas pour autant.

Dans ce contexte, dématérialiser le français, le déraciner autant que possible de la tutelle française dont l’ombre plane toujours, est essentiel. Il s’agit pour les membres de la Francophonie, d’avoir cet usage décomplexé et cette capacité à y faire irruption avec des créations propres, sans pour autant en référer à une entité de gouvernance affiliée à un Etat en particulier. L’immensité de ce défi renvoie à la nécessaire souplesse de l’organisation, qui devra sans doute choisir entre se vivre en instrument culturel et renoncer dans ce cas à l’influence politique, ou se vivre pleinement dans la disposition de ses attributs d’aujourd’hui et prendre le risque de vivre la désaffection actuelle. Quoi qu’il en soit, l’optimisme ne doit pas cacher les déchirures souvent minorées chez les populations, et les différences de perception entre les huis-clos des sommets et les peuples. L’esquisse de la note est une base de réflexion. C’est en cela qu’elle est bienvenue. Elle pose les jalons de la « détabouïsation » de questions épineuses. Elle pourrait toucher sa cible, en ouvrant une vaste concertation sans tabou sur un sujet qui devra sa survie à sa capacité de résilience, après les destitutions salutaires par lesquelles elle devra forcément passer. Les peuples pour l’heure ne semblent pas vouloir de la francophonie, car elle ne leur offre aucun miroir identificatoire, sinon un mirage lointain que les réminiscences du passé peuvent endolorir et délégitimer. Faire une francophonie des peuples, c’est inverser la perspective : que les peuples, avec la latitude de la souveraineté, fassent la Francophonie.

Les peuples ont une mémoire. Elle décide souvent du vent de leur destinée et compose leur horizon. La francophonie, dans l’évaluation de cette histoire, est durement jugée. Quand bien même elle pourvoit une grande assistance culturelle et des biens précieux, elle garde cette image qui n’est rien de moins que la chair constitutive des peuples pour le meilleur et pour le pire. Partir du bas, avec l’incertitude de la quête, l’expérience d’un vrai danger démocratique, sont les chantiers douloureux d’une organisation qui veut renaître. Elle devra solder les comptes du passé et s’écrire une histoire. C’est la condition du rêve. 

Elgas

Journaliste et écrivain.