La France va se doter d’un musée sur l’esclavage. Bonne idée ou pas ?

L’une des pièces les plus glaçantes du musée d’histoire de la ville de Nantes est accrochée à l’un des murs de son deuxième étage, salle 13 : le carnet comptable de l’expédition d’un navire négrier, un beau deux-mâts baptisé La Marie séraphique, parti des rives de la Loire en 1772.

« Plan, profil et distribution du navire "La Marie séraphique" ». © Musée d'histoire de Nantes« Plan, profil et distribution du navire « La Marie séraphique » ». © Musée d’histoire de Nantes

Le tableau des comptes est surmonté d’une aquarelle qui reproduit notamment les cargaisons dans la cale et les positions des esclaves dans l’entrepont. Des centaines de corps noirs étaient entassés dans toutes les positions possibles, le temps de la traversée, des côtes de l’actuel Angola vers Saint-Domingue, dans les Antilles.

« La réalité de la traite est très documentée par les historiens, grâce aux nombreuses archives qui ont été conservées, commente Bertrand Guillet, directeur du musée. Mais cette aquarelle est unique au monde, parce qu’elle a été peinte au moment même où la campagne de traite se déroulait. Elle n’avait pas vocation à être rendue publique, elle était produite pour l’usage privé du négrier. »

Cette pièce documente sans détour l’atrocité des pratiques du commerce triangulaire. Son intérêt est majeur pour les historiens : elle prouve que les images de propagande produites, des années plus tard, par les partisans de l’abolition de l’esclavage, à l’attention cette fois du grand public, n’avaient pas forcé le trait ni exagéré les taux d’entassement à bord.

L’aquarelle de La Marie séraphique a été acquise en 2006 dans une vente à Paris, deux jours à peine avant son départ pour une foire d’antiquités à New York. Sans l’intervention du musée de Nantes en amont, elle y aurait sans doute été achetée par un musée américain sur l’esclavage. De nombreux manuels d’histoire la reproduisent aujourd’hui.

À Nantes, elle a valeur de manifeste : elle illustre le travail pionnier mené par la ville, depuis une vingtaine d’années, pour revenir sur son passé négrier. Pendant près de 150 ans, Nantes a pris part, avec enthousiasme, au commerce triangulaire. Au moins 1 744 expéditions sont parties de son port, la plupart du temps chargées de textiles à échanger contre des esclaves en Afrique, avant de rejoindre les Amériques. Quelque 450 000 captifs ont été déportés à bord de navires nantais.

Lorsque Mediapart l’a sollicité pour un entretien sur la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, qu’il préside depuis fin 2019, Jean-Marc Ayrault a proposé une rencontre sur ses terres nantaises. Il a répondu à nos questions entre les murs du château des ducs de Bretagne, là où s’est ouvert, à partir de 2007, ce musée d’histoire de la ville où l’on peut observer de près La Marie séraphique. C’est également là que s’est tenue, de 1992 à 1994, une exposition marquante sur l’esclavage, « Les Anneaux de la mémoire » –, décrite à Nantes comme une première pour la France métropolitaine. L’événement coïncidait avec les débuts d’Ayrault à l’hôtel de ville (il fut maire de 1989 à 2012).

Pour le socialiste, c’est aussi une manière de mettre en scène sa légitimité, alors que d’aucuns, sur les réseaux sociaux comme dans certains journaux, n’ont vu dans sa nomination par Emmanuel Macron qu’une opération de « recasage », pour un ancien premier ministre âgé de 69 ans, et qui plus est parfaitement blanc. À ceux qui douteraient de sa sincérité, Ayrault rappelle encore l’inauguration dès 2012 – une première, là aussi – d’un mémorial de l’abolition de l’esclavage, creusé dans l’une des rives de la Loire. À l’époque, Christiane Taubira avait fait le déplacement, ainsi que des représentants du futur musée de l’histoire afro-américaine de Washington (qui s’est ouvert en 2016, en présence de Barack et Michelle Obama).

Autre port négrier, Bordeaux ne s’est toujours pas décidé pour un mémorial local, tandis qu’un mémorial national, lui, devrait finir par voir le jour, dans le jardin des Tuileries, à Paris, d’ici la fin du mandat d’Emmanuel Macron, à quelques pas de l’hôtel de la Marine, place de la Concorde, où Victor Schoelcher signa en 1848 le décret abolissant l’esclavage – la deuxième abolition, après celle de 1794 –, et là où vont bientôt s’installer les bureaux de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage.

« Cette histoire est encore très mal connue des Français, assure Jean-Marc Ayrault. Pendant longtemps, elle n’a pas été enseignée. Et certains n’ont toujours pas envie de s’y attarder, parce qu’elle suscite un malaise ou de la mauvaise conscience. On me dit : ça va diviser la France. Mais cela empêche surtout, aujourd’hui, une grande partie de la population, surtout chez les jeunes, de se sentir à l’aise avec cette histoire. »

L'une des salles sur la traite négrière du musée d'histoire de la ville de Nantes. © Martin Argyroglo / LVANL’une des salles sur la traite négrière du musée d’histoire de la ville de Nantes. © Martin Argyroglo / LVAN

Il insiste : « La France est diverse, il faut l’accepter. La France pure des Zemmour et compagnie n’a jamais existé. Au contraire, le fait d’agiter cela contribue à la division, au déchirement, et même à la violence. Il n’est pas question d’encourager une concurrence des mémoires, qui serait délétère. Nous allons, depuis la Fondation, travailler avec tout le monde, avec la Fondation de la Shoah, avec les musulmans. Il faut aider à construire une mémoire partagée, qui n’occulte pas les phases douloureuses, et qui ne mésestime pas l’apport des ultra-marins, comme des afro-descendants au sein de la société française. »

Conscient qu’il avance sur un terrain sensible, alors que les questions identitaires crispent le débat public français, Ayrault poursuit : « L’expérience que nous avons menée à Nantes n’a pas divisé les habitants. Les Nantais ont été des précurseurs, et je crois qu’ils sont plutôt fiers de l’avoir été. Même si, bien sûr, il reste des non-dits, parmi les descendants d’anciens armateurs, qui n’ont pas envie que leur nom soit attaché à tout cela. Il y avait eu des débats à l’époque, mais pas de polémiques vives. Cela nous a renforcés. »

Le lancement de cette fondation marque une étape, pour la lente récupération de ce passé douloureux. Dans les années 1980, François Mitterrand faisait adopter une journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage pour chacun des départements d’outre-mer, à une date différente selon les histoire locales. En 1998, une marche en mémoire des victimes de l’esclavage réunissait des dizaines de milliers de personnes à Paris.

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Trois ans plus tard, la députée Christiane Taubira portait une loiqui reconnaît la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité. Selon ce même texte, qui fut amputé de certains de ses articles les plus ambitieux, une « place conséquente » doit désormais être accordée à la traite et à l’esclavage dans les programmes scolaires. En 2006, Édouard Glissant rédigeait, à la demande du président Jacques Chirac, un rapport brossant les contours d’un « centre national pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions ».

Le projet avait été stoppé net par la victoire de Nicolas Sarkozy en 2007, mais Jean-Marc Ayrault dit aujourd’hui s’inscrire dans cet héritage. Dans son projet, Glissant imaginait pourtant bien plus qu’une fondation : il décrivait un lieu ouvert à tous, mêlant centre d’archives, salles d’exposition et salle de cinéma. À ce stade, la Fondation lancée en novembre 2019, et qui va bientôt installer ses bureaux dans l’hôtel de la Marine à Paris, avec son budget annuel de deux millions d’euros (moitié public, moitié mécénat privé), semble très en deçà de ces ambitions.

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Le 10 mai 2019, jour de la commémoration nationale de l’abolition de l’esclavage, Emmanuel Macron avait rendu publics ses arbitrages : oui à une fondation – présidée par Ayrault –, non à un musée national sur l’esclavage. Le chef de l’État proposait tout au plus de renforcer le soutien au Mémorial ACTe (Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage) ouvert à Pointe-à-Pitre en 2015.Il n’existe donc sur le sol européen qu’un seul musée national consacré à l’esclavage et à la traite, à Liverpool (d’où sont partis plus de navires négriers que de l’ensemble des ports français : lire notre reportage).

« À ce stade, ce n’est pas ma feuille de mission, et nous n’en avons pas les moyens. Il va déjà falloir se battre pour que l’État finance une partie du mémorial à construire [à Paris], assure Jean-Marc Ayrault. Il faut prendre le temps d’installer cette fondation, que tout cela mûrisse. Je suis convaincu qu’à terme, la France se dotera d’un lieu, où l’on ne parlera pas que de la traite et de l’esclavage, mais aussi de la période coloniale, et du travail forcé : tout cela forme un tout. »

« Il ne faut pas interrompre les dynamiques enclenchées en province, à Nantes, à Bordeaux et ailleurs. On verra aussi comment s’y prend le musée Carnavalet à Paris [consacré à l’histoire de Paris, celui-ci doit rouvrir en ce début d’année – ndlr]. L’étape suivante, ce sera un lieu national. Mais les Américains ont mis plusieurs décennies pour y arriver. La première demande en ce sens, aux États-Unis, remonte à 1918 ! »

Le musée de Nantes prépare d’ailleurs une grande exposition sur l’esclavage pour 2021. Quant à Macron, l’ancien premier ministre évacue le sujet : « J’ai senti qu’[un musée national] n’était pas son projet. »

Une salle du musée d'Aquitaine consacrée au passé esclavagiste du port de Bordeaux au XVIIIe siècle. © L. Gauthier / mairie de BordeauxUne salle du musée d’Aquitaine consacrée au passé esclavagiste du port de Bordeaux au XVIIIe siècle. © L. Gauthier / mairie de Bordeaux

En attendant ce musée encore lointain, la petite équipe de la fondation – où l’on retrouve Pierre-Yves Boquet, ancienne « plume » de François Hollande, Dominique Taffin, ex-directrice des archives de Martinique, ou encore Aïssata Seck, adjointe au maire de Bondy, qui avait obtenu la naturalisation de tirailleurs sénégalais –, s’est fixé un cahier des charges assez large, pour rendre plus visibles les projets liés aux mémoires de l’esclavage : soutenir la recherche sur ces sujets, proposer de nouveaux outils pédagogiques aux enseignants (« On n’est pas là pour se substituer à l’Éducation nationale », précise Ayrault), coordonner des initiatives en région autour des anniversaires des abolitions ou encore sensibiliser les musées à la nécessité de « décoloniser leur regard ».

Ayrault imagine par exemple de « travailler sur le parcours de Beyoncé et Jay-Z au Louvre [pour le clip d’APES**T en 2018 – voir ci-dessous], notamment lorsqu’ils chantent devant Le Radeau de La Méduse de Géricault, qui est un vrai tableau abolitionniste. Mais qui peut le savoir si vous ne donnez pas ces clés-là au public ? ». Des pratiques déjà expérimentées dans de nombreux musées anglo-saxons, mais qui restent marginales en France.

Au-delà de ces initiatives, l’un des nerfs de la guerre portera sur la capacité de cette fondation de financer, de manière significative, des travaux de recherche, afin de combler le retard accumulé par les Français (par comparaison, notamment, avec les universités britanniques, voir par exemple ici). Ayrault prend soin, sur ce point, de ne pas avancer de chiffres précis. Il promet un prix pour une thèse, quelques aides à la publication, des bourses pour des doctorants, un« encouragement à des recherches innovantes, notamment dans les humanités numériques », et le soutien à des colloques, sur le modèle de l’événement Patrimoines déchaînés, organisé en mai dernier à Paris.

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La fondation va s’appuyer sur un conseil scientifique, présidé par Romuald Fonkoua, un spécialiste de la littérature de langue française (et auteur d’une biographie d’Aimé Césaire). L’écrivain Alain Mabanckou et l’historienne de l’art Anne Lafont, spécialiste des cultures de « l’Atlantique noir », devraient également y participer, aux côtés de l’historien Frédéric Régent ou de la théoricienne du féminisme décolonial Françoise Vergès. Ce conseil sera invité à prendre des positions dans le débat public, y compris sur des questions sensibles comme celle des réparations.Un premier colloque, dans le grand auditorium du Louvre le 4 février, devrait servir d’entrée en matière. Il y sera notamment question de l’émission d’un nouveau timbre de La Poste, à l’effigie de Madeleine, cette domestique guadeloupéenne représentée sur un tableau du Louvre daté de 1800, et qui fut la pièce maîtresse de l’exposition sur « Le modèle noir » au musée d’Orsay l’an dernier. Pour l’occasion, l’écrivaine Leonora Miano (que Mediapart avait invitée), autre soutien de la fondation, a écrit un texte donnant vie à ce personnage.

Il reste un point dur pour la nouvelle structure : son financement privé, tiré notamment du mécénat de Total, multinationale accusée par ailleurs… de pratiques néocoloniales en Afrique. Réponse du président de la fondation, qui n’y voit aucune contradiction : « Ce n’est pas Total qui nous dit ce que l’on a à faire. Nous sommes une fondation indépendante. En même temps, Total étant très présent en Afrique, j’estime que ce n’est pas illégitime qu’ils apportent une contribution. Ce qui ne doit pas les empêcher d’améliorer leurs pratiques sur place, cela va de soi. »