« Ne jamais être comme tout le monde »: Le styliste ivoiro-sénégalais Jenke Ahmed Tailly, qui a habillé Beyoncé et travaillé chez Chanel

Jenke Ahmed Tailly

Nous sommes en 1979, le sociologue Pierre Bourdieu règle un sort à ce qu’on appelle « la distinction ». Dans un essai de référence, « la Distinction, critique sociale du jugement », il établit que nos goûts culturels, dont la « manière de s’habiller », sont une discrimination sociale. Qu’en est-il, quarante-quatre ans plus tard ? La distinction est-elle encore la morgue des nantis et la reproduction de classe? Peut-être pas. La plupart du temps, si les nantis d’aujourd’hui se distinguent, c’est soit par un classicisme sans saveur, soit par l’obscénité de leurs signes extérieurs de richesse. La vraie distinction, celle qui vous galvanise, a changé de crémerie. Et, pour vous le prouver, je vous présente Jenke Ahmed Tailly.

Jenke est styliste et directeur artistique, fort respecté dans le milieu de la mode. Ce métier de styliste est méconnu du grand public. On peut le résumer simple-ment: en mode, le designer crée des vêtements. Le sty-liste, lui, crée des manières de les porter. Et Jenke sait mélanger et assembler comme personne. Il le fait sur lui-même (se rendant inoubliable à quiconque le croise dans la rue), pour des maisons comme Chanel, pour des stars comme Beyoncé (avec qui il a travaillé trois ans), pour des séries de mode dans des magazines.

Ce styliste ivoiro-sénégalais, qui a habillé Beyoncé, sait mieux que personne combien le vêtement fait celui qui le porte. Une conviction qui fait encore peur à beaucoup d’hommes. Pourtant, une élégance assumée offre une folle liberté.

Il crée un univers autour du vêtement. « Je préfère dire que je crée « des circonstances »», corrige-t-il, en réponse au quotidien Libération, dont la journaliste Sophie Fontanel l’a rencontré et interviewé, dans l’édition de ce jeudi 6 avril 2023. Et il ajoute: « Tout tient évidemment à une façon de se dis-tinguer. Mais pas en imitant les codes d’un milieu. Plutôt en croisant les codes de tous les milieux. Ce qu’on est capable d’absorber et de faire ressortir par le biais de la beauté, c’est ça la distinction que j’aime.»

CHIC ET COSMOPOLITE

Il vient d’une illustre famille ivoiro-sénégalaise, « qui compte dans ses rangs des hommes politiques, des artistes, des sommités religieuses ». Ses parents travaillaient tous deux pour Air Afrique. Pierre Bourdieu frissonne déjà je le sens, reconnaissant un certain milieu social, réputé à l’aise. D’ailleurs, l’intonation de Jenke est d’un chic ren-versant, l’accent indéfinissable des êtres cosmopolites.

Jenke abien conscience d’appartenir à une élite, encore que Treichville, le quartier de son enfance, soit un «melting-pot »: « Je viens d’une famille qui, comme toutes en Afrique, était très codifiée.

« Ne jamais être comme tout le monde, je ne pensais qu’à ça. »

            JENKE AHMED TAILLY

 D’ailleurs, j’ai tout de suite compris l’importance du style dans la société car, dans les cérémonies qui ponctuent la vie, d’une naissance à des funérailles, le vêtement est capital. ». Adolescent, Jenke observe tout autour de lui.

Il remarque que, dans ces grandes occasions, toutes les femmes sont élégantes, pas seulement celles avec le plus de broderies sur leur pagne: « Il était impossible de déterminer qui était pauvre et qui était riche. Tout le monde avait un tel niveau de raffinement ! »

Il remarque que sa mère, Thérèse, aime Saint Laurent Rive Gauche. Et il remarque qu’on peut se tailler une saharienne « à la Saint Laurent » dans les tissus les plus insolites.

Il remarque que son grand-père, le politicien Jean Tailly, passe avec facilité du costume trois-pièces au boubou: « Ça m’a fait rire quand, en France, où j’allais constamment car mon père y était installé, on s’étonnait qu’un homme puisse porter une robe. Ce n’était pas un sujet à Abidjan. »

Il remarque que l’art de se distinguer est surtout celui d’oser le faire: « J’ai étudié au lycée fran-çais. L’uniforme était kaki, avec une variante en bleu marine et blanc, le week-end. Je trouvais déjà le moyen de me singulariser. Une façon de choisir les chaussures, et vous n’êtes plus comme les autres. »

Il remarque que, quand il rêve, jeune homme, d’un pantalon rose, eh bien personne à Abidian ne vient lui faire la lecon sur les couleurs masculines et féminines.

Il remarque un lien entre les modes africaines et iaponaises. Le bleu indigo: « En voyant la passion de matante Mously pour Comme des Garçons, Yohji Yamamoto, j’ai réalisé que le monde nous était ouvert. »

Il remarque la rue qui n’a pas un sou, aussi. Il en voit même le génie:

«Si on parle de distinction, il faut par-

ler de l’allure que se donne quelqu’un qui n’a rien, mais qui a pour l’allure une telle passion qu’il en a, avec juste un débardeur, une chemisette, unpantalon trop court, des sandales. »Une conscience d’avoir de la classe qui, fina-lement, laisse loin derrière elle la conscience de classe.

Aujourd’hui, Jenke défend l’idée que ce streetwear du continent africain est la prochaine vague stylistique, de plus en plus visible dans les défilés.

A la fin des années 1990, Jenke Ahmed Tailly arrive à New York. Il y vient depuis quelques années pour les vacances mais, là, c’est pour étudier à l’université. Il décroche un petit boulot chez Barneys (très chic grand magasin new-yorkais, fermé en 2020) pour étoffer son argent de poche. Et, pour le dire en une formule: il remarque qu’on le remarque. « Dans le métro, je voyais bien comment les gens me regardaient.

Je dénotais car j’avais apporté avec moi à la fois mon amour du raffinement et un esprit libre, stylistiquement, qui me venait d’Abidjan. New York m’a permis d’oser encore plus. Aller plus loin, ce n’est pas se déguiser, c’est trouver un équilibre. Jétais fou, à cette époque, de choses très classiques, comme les polos Lacoste. Je me dégotais des polos collectors. J’avais aussi une passion pour les chemises en madras, les chaussures Weston, les jeans Levi’s. Je m’étais trouvé, non pas un 501, mais un 519 un peu évasé. Ne jamais être comme tout le monde, je ne pensais qu’à ça. Je me souviens d’un outlet dans le New Jersey où je dénichais des merveilles pour un prix dérisoire. Ce n’est vraiment pas une question d’argent.

C’est une question d’obsession. Depuis tout petit, les vêtements me donnent des sensations. Gosse, la nuit, il m’arrivait de rêver d’étoffes.»

OSER LÉCLECTISME

Assez vite, Jenke se retrouve dans la liste « des 10 personnes les plus cool » de la ville, publiée par le « New Yorker», magazine culte. Lui, inconnu au bataillon. Lui qui se destine à devenir pilote ou homme d’affaires, mais que la mode attrape chaque jour un peu plus. A l’orée des années 2000, en pleine époque de logos – moue dégoûtée de Jenke – et de signes extérieurs de richesse, il ose une mode éclectique, subtile et pluriculturelle.

Chez Barneys, l’iconique June Ambrose (styliste notamment de Jay-Z) croise Jenke et lui dit: « Tu devrais être mannequin. Va voir cet agent. » Et Jenke devient mannequin, ravi mais bien obligé de se laisser habiller par le goût des autres: « Ça a élargi encore un peu plus ma culture. » Il est un des rares mannequins noirs de New York adorés par Annie Leibovitz. Son agent le vend en disant au’il est la version mâle d’Alek Wek. une jeune femme dont la carrière de mannequin, alors, explose. Deux Noirs que l’on compare, alors qu’ils ne se ressemblent pas. Une autre fois, il manque d’être casté pour un show. On lui dit: « On t’aurait bien pris, mais on a déjà un Noir pour ce défilé. » Car il y a vingt ans, 70 mannequins dont un seul Noir, cela semblait normal.

Passage chez Donna Karan. Passage chez Benetton.

Partout, Jenke apprend. Puis il démissionne pour enfin faire ce pour quoi il est vraiment fait: devenir styliste à part entière. Il en faut du temps pour devenir soi-même.

Un iour. au showroom d’Alaïa où ilest venu emprunter des trenchs. il croise le grand couturier en personne dans une cage d’escalier. L’effet que l’élégance de Jenke produit dans le métro, dans la rue, dans un bar, agit sur Azzedine Alaïa, qui voit qu’avec ce ieune homme à qui il vient de demander « Mais d’où vous sortez, vous?» – on a l’époque qui change, le chic qui se rafraîchit la page. Alaïa organise pour Jenke un dîner où il lui présente toutes les personnes qui comptent dans la mode. Depuis, le styliste a déployé de grandes ailes.

Voilà où mène la distinction. «Apprendre aux gens à se distinguer; c’est leur ouvrir le monde. » Et, parce que c’est exactement ca un styliste, il sourit.