[NOUVELLE] « Éducation des filles au Cameroun : de la lumière, malgré les ténèbres propagées par Boko Haram » (Par Clarisse Magnékou) 

Tract – Le chef du village réunit en urgence le conseil des anciens. Depuis deux jours, la terreur, la panique dévorent tout le village, c’est-à-dire depuis qu’on a appris que les terroristes de Boko Haram ont égorgé des hommes, incendié des villages alentour, et kidnappé des jeunes filles. 

 

Pourtant, les autorités camerounaises se vantent depuis des mois d’avoir nettoyé toute la région : « Boko Haram ne peut pas nous dépasser, nous. Nous leur avons montré, à cette secte terroriste, de quoi nous sommes capables. La population peut dormir tranquille maintenant. Votre sécurité reste notre priorité absolue », fanfaronnent-elles dans les médias locaux.

A Notik, cela fait belle lurette que les villageois ont décidé de ne plus se fier à ce que disent ou font les autorités. « Plus jamais on n’exploitera notre crédulité », jurent-ils.

Devant le conseil des anciens, le chef du village raconte qu’il a eu la veille une vision mystique l’exhortant à purifier la terre des ancêtres pour éloigner ce grand malheur qui semble à leurs trousses. Une telle purification, murmure-t-il pour donner plus de poids à ses propos, n’est possible que par le sang de toutes les jeunes filles du village.

–  Comment ça, tu nous demandes de tuer nos filles, chef ?

–  Que vous êtes bêtes, non, bien sûr que non ! Pause. Mais pour qui me prenez- vous donc ? Pour un chef sanguinaire ? Ai-je jamais touché à un seul cheveu de vos enfants ? Non…Selon la vision que j’ai eue, il faut organiser des relations sexuelles avec elles. Pour obtenir la protection suprême des ancêtres. Vous préférez que les terroristes souillent nos filles et qu’elles portent leurs bébés ? Vous savez comme moi ce qu’ils font endurer aux jeunes filles…

       Un long silence méditatif s’installe dans l’assemblée.

–  Hmm…mais concrètement, ça veut dire quoi chef ?

En tchipant : Il faut donc que je sois le seul à réfléchir ici, que je fasse tout le boulot pour vous ? N’est-ce-pas vous, le Conseil des Sages ? Chaque homme doit avoir des relations sexuelles avec les jeunes filles du village. Vous devez organiser ça entre les familles, sans lien de parenté bien sûr, cela va de soi…Djim, j’ai pensé que tes jumelles conviendraient bien au chef. Pas les deux en même temps, mais chacune son tour. Fodi, ton ainée également, je te fais cet honneur-là… L’heure est grave, très grave même…Il faut mettre tout cela en route dès ce soir ! Barrons ensemble la route à ces terroristes…Sauvons notre village.

–  …Mais chef, sans vouloir vous manquer de respect, nous pouvons peut-être réfléchir à une autre solution. Les enjeux, chef, Boko Haram, votre vision, n’est-ce pas un peu…

–  Gabé, toi, tu es puni. Tu ne prendras aucune jeune fille. Tu oses remettre en cause la parole du chef ?

   Se prosternant devant le chef, les mains jointes et suppliantes, Gabé bredouille : …Euh, chef, pardon…C’est sorti comme ça, comment ne pas avoir l’esprit brouillé par cette horreur qui nous guette…?

–  Y a t-il d’autres hommes qui ne sont pas d’accord avec moi ?

    Silence.

–  Il va de soi que personne ne peut oser penser aux filles du chef.

   De concert : Bien sûr, chef…Il va de soi !

– …Maintenant, disposez !

   Idi ose intervenir, d’une voix hésitante et humble : Pardon chef…euh…on risque d’avoir des problèmes avec les mères…Elles ne nous laisseront pas agir facilement !

    Long tchip du chef : Depuis quand te préoccupes-tu de ce que pensent tes femmes ?  J’ai toujours entendu dire que tu n’étais pas un homme fort ! Maintenant, je comprends pourquoi… (en grimaçant) On risque d’avoir des problèmes avec les mères…On risque d’avoir des problèmes avec les mères…C’est à cause d’hommes comme toi que les femmes oublient où est leur place. Imbécile ! Maintenant, disposez tous ! Djim : C’est dès cet après-midi que la mesure va s’appliquer pour moi. Emmène-moi l’une de tes jumelles. Pause. Je te vois froncer les sourcils, cela te poserait- il un problème ?

–  Euh bien sûr que non chef, euh…c’est un honneur !

Quelques minutes après, on entend les mères, les jeunes filles, hurler dans les cases en pisé. Des hommes hurlent également, les frappent pour qu’elles se calment. « Voulez-vous donc ameuter les terroristes et précipiter leur arrivée ici ? » leur crient-ils.

Une femme refuse de hurler, Milani. Elle ricane : « c’est donc ça la solution trouvée par le fameux Conseil des Sages ? A moi, on ne la fait pas. Comme toujours, ce sont nos jeunes filles qu’on sacrifie… »

Puis il y a comme un déclic dans son esprit. Elle décide de profiter de cette agitation pour s’enfuir avec ses petites-filles. Oui, c’est le moment ou jamais de donner une chance, fût-elle infime, à Aftou et Inka, d’avoir une vie meilleure. Elle l’a promis à Teren, sa fille, leur mère, avant sa mort.

Oui elle a entendu dire qu’il y a, là-bas, de l’autre côté des montagnes, un camp de déplacés internes où les filles peuvent être scolarisées. Gratuitement et pas besoin de l’aval d’un homme. Oui, là-bas, elle emmènera ses petites-filles. Leur avenir doit être différent, il doit être autre chose que le mariage forcé, précoce ; il doit être autre chose que la corvée d’eau, de lessive, le pilage de mil ou de sorgho pour les repas de la famille…

Discrètement, Milani se dirige vers sa propre case. Là, elle prépare fébrilement un sac contenant quelques vivres, de l’eau, des affaires. Elle prend également la seule photo de sa fille qu’elle possède et la glisse entre les affaires. Elle sent les larmes monter mais les repousse avec énergie.

Elle boit une gorgée de jus de fleur d’hibiscus (foléré) puis dénoue et resserre son pagne du 8 mars comme pour se donner du courage. Ce pagne appartenait à Teren qui l’avait reçu deux ans auparavant d’une association d’alphabétisation des femmes du Cameroun septentrional. Analphabète, Milani ne peut pas lire les messages écrits sur ce pagne, mais ce n’est pas grave, l’essentiel pour elle c’est qu’il appartenait à sa fille qui les comprenait, elle.

Une fois hors de sa case, elle hèle ses petites-filles qui jouent dans la cour : « Allez, on va à la rivière ». Celles-ci se détachent lentement et d’un air maussade de leur jeu pour la suivre.

En quittant la grande concession, Milani a peur mais s’efforce de  marcher d’un pas normal, de se comporter comme d’habitude.

Il règne toujours autant d’agitation. Personne ne se doute donc de rien. Au demeurant, une femme qui se déplace avec un panier sur la tête va forcément à la rivière laver son linge.

Elles s’éloignent du village, prennent le chemin opposé à la rivière. Milani explique à Aftou et Inka son projet. Le silence s’installe un instant puis, d’une voix tremblante d’émotion, les filles lui posent des questions en vrac sur leurs cousins, leurs amis qu’elles laissent, le village, mais également sur l’école, cet avenir meilleur que leur promet leur grand-mère.

Elles repensent à leur mère aimante, elles ré- entendent sa voix animée lorsqu’elle leur racontait ses apprentissages scolaires.

Milani leur propose de s’asseoir un moment aux pieds d’un margousier. Elle leur prend la main et leur murmure, d’une voix à la fois chargée de chagrin et de fierté: «Votre maman et sa relation à l’école, c’était quelque chose quand même, n’est-ce pas ? Vous devez chérir cet héritage toute votre vie, promettez-le moi…»

Aftou et Inka ferment les yeux, puis hochent la tête en silence. Des larmes glissent sur leur visage aux traits fins.

Milani tire un pan de son pagne pour leur essuyer le visage puis les fait boire un peu d’eau. Chacune reçoit ensuite un beignet de niébé et  une poignée d’arachides grillées.

Quelques minutes plus tard, elles reprennent leur marche à travers champs, portées par une pluie d’émotions.

Des nuées d’oiseaux granivores, autre fléau qui s’abat sur cette région du Logone et Chari, fendent l’air à grands coups d’aile et les dépassent rapidement. Les filles aimeraient s’arrêter pour admirer le ballet spectaculaire qu’ils offrent dans le ciel, mais Milani les presse de hâter le pas. Elle a peur, elle se bat pour ne pas le montrer. Elle chante, raconte des histoires pour dissimuler sa peur et alléger leurs pas à elles trois.

Et si les hommes de Boko-Haram débarquaient subitement devant nous ? Des hommes ? Parfois il s’agit de femmes, de jeunes filles transformées en kamikazes par ces hommes…Un frisson d’effroi parcourt tout son corps. Elle ferme les paupières un instant, en demandant aux esprits de la montagne de les protéger.

Ses pensées s’orientent ensuite vers les hommes de son village. Et si elle les croisait ? Sur son visage, une vilaine grimace se dessine. Elle sait qu’ils la battraient et la séquestreraient jusqu’à ce qu’elle ne devienne plus que l’ombre d’elle-même. C’est le sort réservé aux femmes qui décident de dirent non ou d’aspirer à autre chose.

C’est ce qui est arrivé à Teren, sa fille.

Son crime a été d’aller à l’école sans l’aval de son mari. Il l’a battue   violemment devant leurs deux filles avant de la séquestrer. Lorsque Milani a essayé d’intervenir, elle a été bousculée et est tombée en se foulant la cheville.

Les blessures de Teren dues aux coups reçus se sont infectées. Elle n’y a pas survécu.

Voilà Milani qui à quarante ans a enterré sa fille qui n’avait que vingt- cinq ans.

Tous les amis de ce veuf éploré l’ont plaint et l’ont encouragé à se remarier rapidement puisque selon la tradition, un veuf ne doit pas rester seul longtemps, sinon qui s’occupera de lui ? « Un mois de veuvage, c’est largement suffisant », se sont-ils écriés.

Il s’est donc remarié. Vite fait, bien fait.

 Aftou, sept ans et Inka cinq ans ont été confiées à Milani. Elle s’est jurée depuis que ses petites filles ne doivent pas supporter ce que les femmes sont censées supporter, au nom de la tradition, des us et coutumes.

Repenser à sa fille lui redonne de l’énergie. Elle a fait le bon choix, elle doit prendre le risque de fuir, s’encourage t-elle en poursuivant sa traversée de la savane. En mémoire de Teren. Pour l’avenir de sa descendance.

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Boko Haram n’a pas attaqué le village tout de suite, mais quelques semaines plus tard. Cela a laissé le temps au chef de recevoir les louanges des villageois pour sa clairvoyance.

Cela a également laissé le temps à l’Iman de marier de nombreuses filles à peine pubères.

Boko Haram a pillé, tué les hommes, les femmes et enlevé les jeunes filles.

Les autorités sont passées ensuite pour constater les atrocités et rédiger leurs rapports.

  Voici ce que Milani et ses petites filles sont devenues : elles ont survécu, leurs pieds ont avalé tant de kilomètres, elles sont arrivées dans un camp de déplacés internes, mais dans un piteux état, déshydratées et affamées. Elles sont prises en charge comme la masse des autres survivants. Certains parmi ceux-ci ont enterré leurs morts de leurs propres mains, d’autres essaient de ne pas penser en permanence au sort de leurs enfants  kidnappés par les terroristes.

Depuis, le temps a passé.

L’harmattan a commencé à souffler et à tout assécher, exacerbant la concurrence pour des ressources déjà rares et les tensions entre les déplacés et les communautés d’accueil.

Le bruit du vent sec qui fouette les tentes la nuit fait peur, certains repensent aux attaques de Boko Haram.

Mais on s’organise, on entretient les parterres de fleurs odorantes dans le camp, on reboise autour du camp, on refuse de renoncer à l’espoir et à la capacité de rêver. On se dit qu’un survivant se doit de vivre également pour les autres.

Milani apprend un métier, la couture. Ce secteur est porteur dans cette région productrice de coton.

Ses petites filles découvrent l’école et comme leur mère, leurs yeux pétillent. Elles savent qu’elles pourront choisir leur avenir. Oui, c’est possible, même depuis un camp de déplacés.

 

Notik : village fictif. Texte rédigé à partir de faits réels (les horreurs de Boko Haram, les camps de déplacés…) ; la vision du chef du village est imaginaire.

Par Clarisse Magnekou