[Nouvelle de Clarisse Magnékou] Les femmes cultivent les champs, les hommes palabrent…

Tract –  A Bakim, il pleut abondamment depuis vingt quatre heures. Nous sommes au mois d’août, la grande saison des pluies bat son plein.  

     Il est 10 heures du matin.  

     J’entends mon père maudire cette pluie qui l’empêche de se déplacer. Las d’attendre une accalmie, il décide de braver la pluie pour aller rejoindre ses amis.

     Mes frères eux aussi maudissent cette pluie qui les empêche d’aller jouer au football avec leurs amis. Téki décide, tant qu’à faire, d’avancer dans la fabrication de son ballon et sort du tiroir le grand rouleau de caoutchouc qu’il a rangé il y a quelques jours.

     Comme dans les autres villages du Pays Bamiléké, les femmes aiment la pluie, elles ; la pluie non dévastatrice, celle qui allège la corvée d’eau et apporte un peu de répit aux agricultrices qu’elles sont.   

     Devant chaque maison, elles ont placé des récipients à tous les endroits stratégiques pour récupérer l’eau de pluie.

     Je me laisse bercer par le bruit que fait l’eau qui clapote dans les bassines en plastique.

     J’entends soudain des femmes échanger quelques plaisanteries, se lancer dans la comparaison du nombre de jours que chacune gagnera sans allers et retours à la rivière ou des réserves d’eau qu’elles vont pouvoir constituer.

     Je me rapproche de la porte pour essayer de savoir à qui appartiennent ces voix. Ce sont celles de trois de nos voisines. Je ne les reconnais pas tout de suite. Ce matin, elles me paraissent si différentes. C’est peut-être la pluie qui les remplit d’une ferveur joyeuse. C’est peut-être cette sensation de petite liberté qu’elles éprouvent ce matin. Peu importe, je suis ravie de les voir si enjouées.

    Voilà ma sœur Idam qui s’approche de moi et interrompt mon plaisir.

   Elle secoue la tête et me toise. Alors je sais ce qu’elle pense et je sais également que ce n’est pas très glorieux pour moi ; ça doit ressembler à « toi, tu n’en loupes pas une pour paresser, tu es là à espionner les voisines alors qu’on a tant à faire dans cette maison ! »

    Elle sait que j’ai compris son message non verbal – c’est ainsi que nous communiquons la plupart du temps –, mais c’est plus fort qu’elle, il faut qu’elle le confirme par des mots, tant elle trouve mon oisiveté agressive. 

  –  Alors comme ça, on s’ennuie … ? C’est l’heure de préparer le repas, tu peux venir aider maman et moi à la cuisine quand même !

      Sans la regarder vraiment, en triturant la brindille que j’avais jusque-là coincée entre mes dents, je réplique :

–          Téki et Simo peuvent aider aussi…Pourquoi on les laisse toujours tranquilles, eux ?

–          Si toutes les femmes faisaient comme toi, à ton avis comment ferait-on pour manger, vivre ?

–          Une partie du village a choisi de faire travailler une autre partie. Peut-être que si cette partie-là n’avait rien à manger, elle se mettrait elle aussi à travailler… Je ne trouve pas tout ça juste…

–          Tu as toujours besoin de la ramener n’est-ce pas ? Je ne trouve pas tout ça juste ! Quelle peste ! Penses-tu à maman lorsque tu te comportes ainsi ?

–          Oui je pense à elle et je pense aussi à papa, à nos frères, à tous les garçons et hommes du village…

–          C’est ça oui. Tu n’es vraiment qu’une égoïste prétentieuse.

      Je la regarde, le menton levé. Elle me lance en retour son regard le plus noir, soupire et retourne à la cuisine.

      Depuis que j’ai commencé à « la ramener » comme elle dit, j’exaspère ma sœur. Sa réaction m’a au début déstabilisée, attristée. Puis avec le temps, j’ai décidé de répondre à ses attaques verbales par une insolence détachée.

     Idam a quatre ans de plus que moi. C’est l’aînée de la famille. Nous sommes quatre enfants. Ma sœur s’est toujours perçue comme l’aînée qui doit montrer l’exemple et avant tout plaire aux parents et à la communauté villageoise.

     C’est l’enfant parfait qui aime et respecte avec déférence les rôles assignés à chacun, les traditions, les us et coutumes, et agit en conséquence.

    Elle me dit souvent « pourquoi critiquer, vouloir changer les choses alors que tout est si clair et simple » ?

    Cette phrase reste pour moi associée à ma sœur même si c’est également celle des hommes et des femmes du village. Je la tolère venant de leur bouche mais l’exècre venant de celle de ma sœur. 

     Si clair et simple pour qui ?

     Est-ce si clair et simple de penser qu’une femme est née avec une houe à la main ou un seau d’eau sur la tête ?  

     Est-ce si clair et simple de travailler la terre si durement sans avoir le droit de la posséder parce qu’on est une femme ?

     Est-ce si clair et simple de se sentir obligée de remettre les recettes de sa récolte à son époux pour lui montrer qu’il est le chef de la famille alors même qu’il ne travaille pas dans les champs ni ailleurs d’ailleurs?

    Cela fait quelques semaines que j’ai fêté mon douzième anniversaire et que j’ai décidé que je n’irai plus au champ avec ma mère tant que mes frères demeurent exemptés de toute corvée.  

     La corvée d’eau, ce n’est pas pour eux.  

     Le ramassage du bois pour préparer les repas, ce n’est pas pour eux.  

     La lessive, la vaisselle, non plus…et j’en passe.  

     Depuis que j’ai l’âge de sept ans, pendant les vacances scolaires, je dois accompagner ma mère, comme ma sœur, pour l’aider dans la plantation familiale.  

     Cela signifie que je me lève aux aurores, à cinq heures du matin, pendant que mes frères dorment.  

     Idam me répète que si ma mère, les autres femmes du village et elle ne voient pas, elles, où est le problème, je devrais en faire autant.  

    Non. Moi, je vois où est le problème. C’est justement cela mon problème. 

    Mes frères se moquent de moi, ils sont persuadés que je veux me montrer intéressante et que cela me passera ; personne n’a jamais vu une femme refuser le travail qui lui est assignée par la tradition.  

    Ils me reprochent en outre de ne pas être objective, un village doit avant tout son existence et sa survie aux hommes : qui protège le village ? Et puis les hommes et garçons ne sont-ils pas de nobles bâtisseurs ? Sans eux, comment se logeraient les villageois ?  

    Mon œil, comme si on vivait encore au temps des guerriers ; comme si on construisait de nouvelles maisons tous les jours au village …       

     Quant à mon père, je le sens dépassé. Cela fait un moment, peut-être depuis mes dix ans – je n’en ai pas la certitude -, qu’il me regarde avec perplexité. Il a souvent des rides qui plissent son front lorsqu’il s’adresse à moi. Je lis dans son regard et dans son attitude qu’il pense que c’est son devoir de me mater. J’ai déjà reçu de lui plusieurs claques pour insolence, crime filial suprême pour un villageois de Bakim. Oui, les punitions, j’en ai reçues, et beaucoup plus que mes frères et ma sœur. Mais ce ne sont pas elles qui vont m’empêcher de penser ce que je pense.  

      Mon père avec son schéma culturel ne peut s’empêcher de reporter la responsabilité de mon comportement subversif sur ma mère. Parfois, je l’entends lui lancer avec perfidie : « Tu as été trop laxiste envers elle…A cause de toi, aucun homme ne pourra la supporter, et elle finira par être traitée de folle et rejetée. C’est ce que tu veux pour elle ? » 

      Les amis de mon père, ses amies à elle disent la même chose à ma mère et inlassablement, celle-ci me répète que je dois accepter et respecter l’ordre des choses pour que tout le monde vive en paix. « N’as-tu donc envie de faire comme les autres, tout simplement ? Tu parles, tu parles, alors que cela a toujours été comme ça, on n’y peut rien. »

      Bien sûr, parfois je me sens coupable de voir ma mère trimer autant et de devoir souffrir deux fois.

      Mais je ne me sens pas responsable, moi, du « cela a toujours été comme ça » des ancêtres. 

    Pour moi, le travail agricole assigné aux femmes seules est l’une des formes les plus aigües d’injustice envers les femmes.

     Du temps des colons, cette loi des ancêtres a sauté, tout le monde devait travailler, hommes comme femmes. Un point, un trait.

     Comme tout cela est bien curieux.

     Mon père et les autres hommes du village racontent fièrement qu’ils gèrent les affaires du village mais je n’arrive pas trop à voir de quoi il s’agit concrètement. Je sais juste que dans la journée, lorsqu’il ne pleut pas (la plupart du temps), je les vois se promener, se rendre visite ou je les entends débattre, assis sur la place du village, comme dans un concours de joute oratoire.

      Voir mon père et ses amis assis là, des heures durant à parler et rire, certains avec un verre de vin de palme à la main, tandis que nos mères sont courbées dans les champs, désolée, c’est trop pour moi.

      Si toutes les femmes du village veulent voir leur vie régie par  l’ordre des choses, par la loi des ancêtres, libre à elles.

    Je sais que ma mère, contrairement à mon père, n’est pas extrêmement déçue par mon comportement. Parfois, je lis dans son regard une sorte de désarroi mêlée d’une certaine fierté comme si elle se disait ceci : « j’ai une fille qui ose défier tout le monde, même son propre père…Elle a forcément quelque chose de plus. »

   Par ailleurs, je l’ai entendu dire à une de ses amies que je suis probablement l’enfant qui la « sortira des champs ». Cela m’a à la fois émue et troublée, et c’est d’ailleurs toujours le cas. Ma mère espère que je pourrai plus tard lui offrir mieux que le travail aux champs. Comment une adulte peut-elle imaginer un tel pouvoir dans les mains d’une enfant ?

2-

Il est 10 heures trente du matin.

   Les voisines se sont séparées depuis un moment. Il pleut toujours. Je me dis que j’ai bien envie d’aller rendre visite à mon amie Rima mais c’est plus raisonnable d’attendre encore un peu.

     Des taches d’humidité fraîches sur une partie du mur de notre salon attirent soudain mon regard et me font froncer les sourcils.

    Notre maison est assez typique de l’architecture traditionnelle Bamiléké. La base carrée est surmontée d’un toit conique. Les murs sont en terre crue et, à certains endroits, sont complétés de raphia noué. Des piliers en bois sculpté soutiennent l’avancée du toit. Depuis quelques années, ceux qui en ont les moyens remplacent le toit de chaume par de la tôle pour éviter l’infiltration des eaux de pluie. Ce n’est pas notre cas ; mais moi, j’adore notre maison avec son toit de chaume.

     Ma mère s’approche de moi et je lui montre les traces sur le mur. Elle fait une grimace et va tâter le mur en silence. Je l’entends pousser un soupir. Elle revient vers moi, me tire tendrement l’oreille en me reprochant de me prélasser en regardant la pluie tomber. En s’éloignant, elle me demande de ne pas oublier de m’occuper de ma lessive. Je lui réponds « oui maman » en pensant intérieurement « tant que ma lessive n’est pas mélangée avec celle de mes frères…» Ma mère est du genre à le faire, puis à murmurer : « Oups, où avais-je donc la tête ? Et puis, ce n’est que deux t-shirts, tu n’exagères pas un peu ? »

     Sur ces entrefaites, mon père arrive. Il est dans un de ces états !

  Je pense intérieurement que si en plus d’être trempée, j’avais, moi, volontairement marché dans la boue, que ne m’auraient pas dit mes parents ? J’entends dans ma tête leur voix furieuse.

     Là, ma mère se contente de confirmer une évidence : « oh mais tu es bien trempé, dis-donc ! »

     Mon père lui répond : « Koba, il me faut une tisane bien chaude, sinon je vais attraper un de ces rhumes…Regarde mes chaussures, elles sont toutes boueuses…»

   Il les retire et les tend naturellement à ma mère qui les prend tout aussi naturellement pour aller les nettoyer avant de les faire sécher près du feu de bois allumé dans la cuisine.

      Sans commentaires.