[Nouvelle] «Mon amie vient de mourir à quatorze ans…» (Par Clarisse Magnekou)

Tract –  A Bépanda, grand quartier populaire de Douala, comme dans d’autres quartiers, on ne parle pas du sexe, c’est tabou. On déploie plutôt beaucoup d’énergie pour exhorter les jeunes filles pubères à être sages, à éviter de sortir ou de provoquer les garçons. 

 

Des filles tombent enceintes. Certaines ont été violées. Leur histoire n’est pas entendue. Elles n’avaient qu’à… On les accuse d’avoir été frivoles, d’être allées par têtutesse « chercher le ventre » au lieu de se concentrer sur l’école.

Il y en a qui meurent en essayant d’avorter clandestinement. Ce sont vraiment de très mauvaises filles, celles-là, elles n’ont eu que ce qu’elles méritaient.

Les mères pleurent.

Les hommes murmurent que voilà ce qui arrive lorsqu’une mère est incapable de jouer son rôle de gardienne de la vertu de sa fille.

Elles sont mortes. On organise leur veillée. On les enterre. Et la vie continue.

Je m’appelle Solange. J’ai quatorze ans. Je suis collégienne.

Ce soir, nous sommes rassemblés dans la cour de la maison de Nyama, notre camarade de classe qui vient de décéder des suites d’un avortement clandestin.

C’est ma deuxième veillée de ce type en sept mois.

Il y a sept mois, ma cousine Idah a tenté d’avorter clandestinement. Comme pour Nyama, il y a eu des complications. Utérus perforé, comme pour Nyama. Elle avait quinze ans. Une fille vraiment pas sage. Et la vie continue.

Dans la maison de Nyama, il  n’y a pas assez de sièges pour tout le monde. Nous nous sommes installés par terre sous le grand manguier de la cour.

Un essaim de chauves-souris vole au-dessus de nos têtes, motivé sans doute par la recherche d’un manguier plus généreux.

Ce soir, les hurlements de la mère de Nyama, madame Afoli, déchirent la nuit. La famille, les voisines, les amies essaient de la consoler, chacune à sa façon. Une proche par exemple lui explique qu’elle va finir par tomber malade à force de hurler.

Madame Afoli s’emporte : « Ma fille vient de mourir à quatorze ans, et tu m’expliques que je risque de tomber malade ? »

Chacune essaie de dissimuler son malaise, ou son impuissance à aider comme elle peut.

Certaines proches s’activent. Il faut servir à boire, il faut proposer à manger.

Les hommes restent près de monsieur Afoli.

Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Le deuil d’une adolescente qui a tenté d’avorter est une affaire de femmes.

Certains hommes critiquent la société qui a beaucoup changé, conduisant les adolescentes à se rebeller, à toujours mal se comporter. Il n’ y a rien à faire.  C’est devenu très difficile de bien élever ses filles, même pour un bon père comme monsieur Afoli.

Soudain, madame Afoli s’approche de nous et en sanglotant, nous demande de lui expliquer pourquoi sa fille est morte.

Le regard qu’elle pose sur nous est pathétique. Ses vêtements déchirés, ses cheveux hirsutes n’arrangent rien, au contraire.

Nous évitons ce regard. En revanche, nous nous regardons, gênés.

Madame Afoli répète sa question.

Un grand silence s’installe dans la cour.

Une dame âgée assise près de nous se lève, embrasse madame Afoli puis  déclare d’une voix chevrotante : « J’ai quelque chose à dire… » Cette dernière se calme.

De ses doigts osseux, la dame âgée défait entièrement son foulard, libérant ses cheveux blancs. Elle examine ensuite son foulard comme si elle le voyait pour la première fois puis le pose sur ses épaules amaigries par la vieillesse.

Tout le monde l’observe, tout le monde est suspendu à ses lèvres.

Elle lance : « Tout d’abord, remercions ces jeunes filles et ces jeunes garçons d’être venus rendre hommage à Nyama, leur camarade de classe…Pause. Regardez-moi bien, regardez bien mes cheveux blancs. Qui d’autre a des cheveux blancs comme moi ici ? Hmm ? Personne…Pause. Inspiration. Je suis fatiguée de voir nos filles mourir. C’est ma quatrième veillée de ce type en…hmm même pas deux ans… C’est notre faute. Oui c’est la faute des adultes. Des adultes !

On entend les hommes protester : «Non, c’est la faute des mères !»

La dame âgée se tourne vers le groupe des hommes. « Regardez bien mes cheveux blancs, je suis l’Aînée ici. Je vous dis que la mort de ces jeunes filles est notre échec à tous. Un échec cuisant. Pause. Vous les pères, apprenez-vous à vos garçons à être des hommes bien ? Tous les hommes ici, respectez-vous vos femmes, respectez-vous le corps de nos filles ? Pause. J’ai décidé ce soir de m’adresser plus particulièrement à vous les hommes, parce que je suis fatiguée qu’on mette toujours tout ce qui va mal exclusivement sur les épaules des femmes, des mères…Pause. Je ne connaissais pas bien Nyama. Je la croisais de temps en temps…Quelle prestance dans son uniforme scolaire ! Pause. Celui qui lui a fait ça, celui qui l’a violée a également sali, détruit toutes les filles, toutes les femmes. Oui, je me sens détruite dans ma chair. Pause. Où est-il ce violeur ? Lorsque vous dites qu’un garçon reste un garçon, qu’un homme reste un homme, lorsque vous regardez une jeune pubère et ne voyez que le sexe, vous entretenez ce rapport de domination, hmm vous chosifiez la fille, la femme, hmm sous prétexte que cela a toujours été comme ça.

Pause. Inspiration. Nyama a osé confié à son amie ce qu’elle avait subi…d’un voisin du quartier…Ce criminel va continuer de sévir. Par la faute de qui ? De nous les adultes… Pause. Vous imaginez le niveau de désespoir qui pousse une jeune fille comme elle à boire de l’eau de Javel pour avorter ? Vous imaginez la peur qu’elle devait ressentir à l’idée de parler de ce viol à sa propre mère ? Hmm réfléchissez tous. Quelle société voulez-vous pour nos filles ?

Pause. Madame Afoli, vous avez déchiré vos vêtements, vous vous êtes décoiffée pour exprimer la profondeur de votre douleur. Nous l’accueillons, votre douleur, nous la respectons…Hmm mais vous avez d’autres filles. Elles sont là (en les pointant du doigt)…Relevez- vous. Pour elles…

Un ami du père de Nyama rétorque : Comment peut-on parler ainsi à des parents endeuillés ? L’heure n’est pas aux grandes déclarations inutiles… L’heure est au réconfort de ces parents…

Un autre renchérit : Elle exagère vraiment…Elle ose parler de « viol » devant des enfants…Quelle indécence ! C’est peut-être à cause de la vieillesse…

La dame âgée fend l’air d’un revers de la main avant de lancer : Regardez bien mes cheveux blancs. Ce n’est jamais le bon moment pour parler du respect de nos filles, de nos femmes. Moi ce soir, j’ai décidé que c’était le bon moment… C’est indécent ? Oser parler d’indécence lorsqu’il s’agit de nos filles violées ? Long tchip.

Madame Afoli intervient, d’une voix étranglée par l’émotion :  L’aînée a raison. Elle rend un bel hommage à ma Nyama. Les yeux de ma fille se sont fermés… Les nôtres doivent s’ouvrir. Il est temps…Plus que jamais…

En hommage à mes cousines décédées des suites d’un avortement clandestin.