[NOUVELLE] « Vies de bourgeois et vies de domestiques à Douala » (Par Clarisse Magnekou)

(C. Triballeau /AFP)

« Soif d’apprendre, soif de liberté »

– [Entre l’ici et l’ailleurs]-

Tract – Je m’appelle Maxence. Ma famille appartient à la bourgeoisie chrétienne de Douala. Cela veut dire par exemple que mes parents adorent le Champagne, que nous allons à l’église le dimanche sapés comme jamais et que nous devons avoir des domestiques, a minima un gardien pour nous protéger des voleurs et une femme de ménage. Voilà.

Les femmes de ménage, nous en avons eu plein. Tôt ou tard, elles finissent par partir. Parce que tôt ou tard, ma mère finit par oublier de les rémunérer. Voilà.

Ma mère est pharmacienne et propriétaire de son officine. Lorsque les malheureuses la relancent pour leurs salaires, elle répète toujours la même chose : « ma pharmacie ne marche pas bien, avec tous ces vendeurs à la sauvette de faux médicaments que vous faites vivre, je ne m’en sors pas… »

Ma mère fait ensuite semblant de ne pas voir le regard mauvais qui se pose alors sur elle. Certaines femmes de ménage claquent la porte en emportant ce qu’elles peuvent, par exemple des bijoux en or de ma mère ou ses sacs à main. Mais cela ne compense jamais ce que ma mère leur doit. Voilà.

Et mon père ne se sent aucunement responsable de tout cela. Un haut cadre de la compagnie nationale d’électricité comme lui ne s’occupe pas des affaires domestiques. Tout simplement. Un point, un trait.

Notre dernière employée de maison, Fam, quatorze ans, est arrivée chez nous il y a cinq mois comme fille de ménage au pair. Ma mère a fait appel à un service de placement des enfants du Septentrion – euh pardon, des domestiques – dans des familles bourgeoises qui ne sont pas trop regardantes sur l’âge de leurs employés. C’est-à-dire des familles comme la nôtre. Voilà.

Selon l’arrangement entre ce service, la famille de Fam et ma mère, Fam doit être rémunérée et scolarisée en contrepartie de son travail.

Le temps a passé, il n’y a eu ni rémunération, ni inscription à l’école, mais il y a eu énormément de travail.

Après avoir essayé de sensibiliser ma soeur Garance au sort de Fam, j’ai compris que les questions des enfants non scolarisés du Septentrion, de la sécheresse qui y sévit, de la faim, du travail des enfants …sont trop, beaucoup trop éloignées de son schéma de pensée.

Le seul intérêt qu’elle ait montré à Fam consiste à lui lancer des ordres ou des reproches : « Nettoie mon sac. Apporte-moi ci, ça… Pourquoi tu ranges tout mal ? Elle ne comprend rien, j’en ai marre… »

Fam a le même âge que ma sœur. Elle est pauvre, s’exprime mal en français, c’est une broussarde. Trop de tares pour pouvoir intéresser Garance.

Et moi, du haut de mes douze ans, je me suis retrouvé à assumer le rôle d’enseignant impatient, fortement sollicité par une adolescente très assoiffée d’apprendre. Cahin-caha, on a essayé, en cachette de ma mère.

Lorsque Fam a progressé dans l’apprentissage du français et a gagné en assurance, la première chose qu’elle a réclamée à ma mère a été d’aller à l’école, et non ses salaires. Mais notre mère est tellement douée pour répondre aux gens par des promesses. Toujours des promesses.

Puis un jour, ma tante Suzie, une femme vraiment différente de ma mère, est venue nous rendre visite.

J’ai reconnu immédiatement chez elle l’alliée qui me manquait dans cette maison. C’était il y a deux mois. Bien entendu, tata Suzie n’a pas pu s’empêcher de s’insurger contre la situation de Fam.

Elle est l’une des rares personnes qui sait déstabiliser mes parents, surtout mon père. J’aime les écouter en cachette. J’adore ses visites.

– Pourquoi l’avoir recrutée si vous ne vouliez pas la scolariser ? a-t-elle demandé à mes parents.

– Je ne pense pas que ça lui apporterait quelque chose… s’est défendue ma mère. Elle a beaucoup de chance : elle est bien nourrie, bien habillée, bien logée, dans un quartier bourgeois, c’est quand même pas mal pour quelqu’un qui vivait dans une case en pisé et ne mangeait pas à sa faim !

– Quelle belle promotion sociale pour elle alors !

– Si tu l’avais vue à son arrivée, elle était toute décharnée, elle ne parlait pas français ! On n’aurait même pas dit une vraie Camerounaise…

– Et nos aînés au village, ils parlent français ?

– Non… je ne vois pas le rapport…

– Elle vient d’où au fait ? De l’Extrême-Nord, de l’Adamoua ?… Le Septentrion, c’est grand…

– Je n’en sais rien… a balayé ma mère d’un revers de main.

Mon père a levé les yeux de son magazine Jeune Afrique (la référence pour l’élite) pour renchérir : Est-ce si important ? Le Septentrion, c’est le Septentrion !

– Je suis surprise que quelqu’un comme toi qui parles tout le temps du vrai Cameroun ne s’intéresse pas tant que ça à son pays…

– Contrairement à toi, n’est-ce-pas ? Le professeur de mathématiques s’intéresse maintenant à son pays ! La belle affaire…

– La professeure Yves, la professeure…

– Comme si cela changeait quelque chose … C’est à cause de ce type de revendication que tu n’es toujours pas mariée !

– Yves, comme c’est bas ! Je suis veuve, m’as-tu déjà entendue me plaindre de ma vie sentimentale ?

– Cela t’arrange bien de te définir comme une veuve, sans doute parce que tu trouves ça plus noble… mais tu n’étais même pas mariée à cet homme, tu étais sa maîtresse !

– Plutôt que de déployer autant d’énergie pour t’occuper de la vie privée de ta sœur, pourquoi ne pas inscrire cette jeune fille à l’école, l’aider à construire son avenir et celui de son village ?

– Ah ! Ne cherche pas à m’humilier dans ma propre maison…

– Loin de moi cette intention… Une fille à l’école, une société meilleure, sur tous les plans…

– Ce n’est pas notre faute si ces gens n’envoient pas leurs enfants à l’école ! Et puis, ce ne sont pas tes affaires…

– Eh bien si, justement. Maintenant que j’ai vu Fam, une adolescente impatiente d’aller à l’école mais qui en est empêchée, elle est devenue mon affaire…

Notre père a maugréé quelque chose avant de replonger dans sa lecture tandis que notre mère a fait mine de s’activer, assez mal à l’aise.

Tata Suzie a poussé un long soupir puis s’est mise à aider Fam à débarrasser la table. Elle nous a ensuite rejoints sur la véranda pour discuter avec nous.

Les semaines suivantes, tata Suzie s’est mise à nous rendre visite plus fréquemment. J’ai compris que Fam était devenue son affaire. Ses efforts pour dissimuler son intérêt pour la jeune fille ne m’ont pas échappé. Si ma mère s’est doutée de quelque chose, elle s’est bien gardée de le montrer.

A chacune des visites de tata Suzie, j’ai vu le regard de Fam pétiller et tout son être s’animer.

Il y a un mois, tata Suzie a expliqué à ma mère qu’elle pouvait inscrire Fam dans un établissement scolaire pour suivre des cours du soir. Le visage de ma mère s’est aussitôt fermé.

Tata Suzie ne s’est pas découragée, elle a tiré une autre carte de son sac en proposant d’alphabétiser elle-même Fam, suivant l’emploi du temps voulu par ma mère. Celle-ci a gardé un long silence avant de promettre qu’elle allait y réfléchir.

Le temps a passé. Ma mère a fini par répondre qu’elle trouvait plus judicieux de scolariser Fam à la prochaine rentrée scolaire. Sept mois d’attente, dans l’incertitude d’une promesse. A partir de ce jour, j’ai vu Fam commencer à se flétrir.

Puis il y a quelques jours, elle s’est volatilisée. Tout comme les autres employées de maison.

Tata Suzie jure qu’elle n’a aucune idée de ce qu’est devenue Fam.

Moi, je ne la crois pas, mais je ne peux que la remercier du fond du cœur d’avoir aidé Fam à déployer ses ailes. Comment lui en vouloir d’avoir été contaminée par la soif de liberté de Fam ?

Je suis si fier de ces deux femmes.