[TÉMOIGNAGE] ‘Le dépoussiérage, rite sexuel africain barbare’ (Par Clarisse Magnekou)

Entre l’ici et l’ailleurs : les dépoussiérées –

Je partage ce douloureux témoignage pour rendre hommage à ma soeur Nyassa qui est décédée trop tôt, beaucoup trop tôt, à cause du rite ancestral du kusasa fumbi « brossage de la poussière ».
A toutes les dépoussiérées.
Je m’appelle Chisa. Je suis enseignante dans une école située sur les rives de la rivière Shire, dans le sud du Malawi. Par ici, on croit encore fortement qu’une jeune fille doit être dépoussiérée dès l’apparition de ses premières règles par un homme appelé « hyène » ou « fisi » en langue chichewa.
Cet homme, ce « purificateur » du corps de l’adolescente réglée, est engagé par la famille pour quelques kwachas malawiens (entre 4 et 7 dollars).
Mon père fut une hyène, un personnage en vue dans notre région. Cultivateur le jour, hyène la nuit. Je savais quand il l’avait fait. Il était différent, il transpirait une telle joie.
Comme ma grande sœur avant moi, comme ma mère à son époque, j’ai été envoyée dans un camp d’initiation après mes premières règles. J’avais 12 ans. Là-bas, des aînées nous ont expliqué que les filles sont nées pour satisfaire nos futurs époux et comment devenir de bonnes épouses.
Nous voulions juste être de jeunes filles, des élèves.
Nous avons été initiées aux pratiques sexuelles.
Nous voulions juste être de jeunes filles, des élèves.
Dans ce camp nous avons tout perdu. Dans ce camp, mon expérience de « purification » a eu lieu.
Je voulais juste être une fille de 12 ans, rester l’élève motivée que j’étais.
Cette nuit-là. Le trou noir. La sidération.
Trois jours enfermée avec cet inconnu.
Trois jours d’enfer.
Trois jours…
Et la vie devient un terrain miné par le vide.
On m’a expliqué que c’est pour mon bien et pour celui de ma famille. Pour nous protéger des malheurs et des maladies. Que cela a toujours été ainsi.
En défaveur des filles, des femmes, la sacrée loi du « cela a toujours ainsi »!
Ma chère grande sœur. Nyassa, c’est cela qui t’a tuée, le kusasa fumbi.
Etre enseignante pour apporter ma goutte d’eau, lutter contre ce rite de passage m’a paru comme une évidence lorsque je t’ai vue te battre désespéremment contre le VIH.
C’est un « purificateur » séropositif comme notre père qui t’a infectée.
Alors qu’il savait qu’il était séropositif, notre père n’eut aucun scrupule à poursuivre sa mission sur terre ; il endeuilla certainement lui aussi plusieurs familles. Combien ? Aucune idée. Il ne s’en inquiétait pas et ne fut jamais inquiété. Au contraire, on vantait ses qualités morales. Au demeurant, le « rite » n’est-il pas censé protéger de la maladie ?
Pour moi, ce n’est pas parce qu’il est décédé que notre père est réhabilité. Ce n’est pas parce que le kusasa fumbi n’est pas compatible avec l’usage de moyens contraceptifs que ce type d’homme doit être réhabilité.
C’est si difficile d’aimer un tel père.
Sinon, je ne sais pas pourquoi, ni comment, mais celui qui me l’a fait ne m’a pas transmis le VIH.
Il m’a transmis une grossesse précoce. A 13 ans, j’ai accouché d’un mort-né, j’ai failli moi-même y rester. J’entends encore la sage-femme crier qu’il est grand temps que le sud du pays se modernise, respecte lui aussi la loi de 2013 contre le kusasa fumbi, protège ses filles. Ce à quoi ma mère a répondu : « Ici chez nous, nous avons nos traditions. Nos ancêtres nous regardent. »
Du début à la fin de cette grossesse funeste, je n’ai pas compris ce qui m’arrivait. Chaque jour a été un jour de sidération. Aujourd’hui encore d’ailleurs, je n’y comprends toujours rien. Le traumatisme psychologique reste là. Les fistules obstétricales restent là, elles aussi. Je vis avec, je me soigne. Je n’ai rien d’autre à ajouter.
Ce n’est pas totalement vrai, j’ai autre chose à ajouter, une belle chose : cet enseignant qui m’a sauvée, qui a convaincu mes parents de me laisser reprendre le chemin de l’école. Il n’avait jamais croisé une élève adorant autant les mathématiques, répétait-il avec enchantement. Il a payé mes frais de scolarité. C’était ça ou le mariage avec un homme âgé, à 14 ou 15 ans comme mes cousines ou mes copines. C’était ça ou l’exposition comme elles à la violence domestique. Oui grâce à lui, j’ai retrouvé le goût des mathématiques après les ténèbres.
Maintenant, c’est mon tour. Je suis revenue dans la région. Au nom de ma sœur, par gratitude pour mon instituteur, au nom de celles qui n’ont pas eu la chance que j’ai eue.
Chaque jour, je fais de mon mieux pour transmettre le meilleur à mes élèves. Ils ont entre six et huit ans. Leur sourire d’enfant me porte. En même temps, mon cœur se serre à l’idée qu’il leur reste si peu d’années d’enfance insouciante. Il faut agir vite. Il faut essayer de déconstruite les fausses croyances. Il faut les sensibiliser. Il faut sensibiliser les familles. Sans relâche. Vite. Il y a urgence.
Le VIH est mon principal angle d’attaque.
Je leur explique qu’aujourd’hui je sais que je ne suis pas responsable de la mort de ma sœur, ni de mes fistules.
Je leur explique que les filles ne sont pas responsables de la propagation du VIH dans ce petit pays, ni des malheurs qui s’abattent sur leur famille.
Pour sensibiliser les garçons, je me fais aider par mon frère. Il ne le fait pas toujours avec entrain car certains fisi se moquent de lui ou l’insultent : « Est-il un vrai homme ?  Sait-il que notre père aurait honte de lui ? »
Mais qui doit avoir honte de qui en fait ? Les garçons, c’est leur affaire également, c’est leur affaire pleinement, ils doivent entendre les cris de douleur de leur sœur, de leur cousine, qui se répandent sur les rives de la rivière Shire.
Ils doivent aider les filles à tenir les rênes de leur vie en rejetant le kusasa fumbi.
Le village compte sur eux pour briser le cercle de la misère, des maladies et des deuils.
Décider d’être un homme « hyène », c’est refuser d’entendre ces cris, c’est refuser d’entendre que le VIH est un ennemi qui tue, c’est refuser d’entendre que collectivement nous avons les moyens de lutter contre l’asservissement des filles, pour RIEN.
Notre mère entend cela maintenant. Je suis fière d’elle. Elle est fière de nous.
L’école et les efforts conjugués de tous ceux qui refusent la fatalité apporteront une révolution bienfaisante pour les filles, pour le village dans son ensemble. Cela prendra beaucoup de temps certes, mais il suffit de maintenir une fille pubère à l’école pour forcer cette révolution à s’accélérer. J’y crois fortement. Je suis une enseignante en guerre contre le « rite ».