[Mémoriales] Mandina Mancagne (1997) : le cri de douleur de la grande muette (Par Elgas)

SENtract – Le 19 août 1997, l’armée sénégalaise a subi de lourdes pertes dans la bataille de Mandina Mancagne. Un épisode central dans le conflit casamançais, mais aussi dans l’histoire de l’armée nationale. Retour sur une tragédie qui a constitué un tournant. 

 

La superstition s’en était mêlée ce 19 aout 1997. Ziguinchor et ses environs, si généreusement inondés par le soleil d’habitude, n’avaient vu qu’un pâle jour s’élever. Un gris cendre, épais et lourd, moite et angoissant. Assez d’oraison dans ces infimes détails pour que la rumeur s’en empare, et que les prémonitions redoutent une tragédie imminente. Comme toujours, c’est à postériori que la prophétie prend véritablement sens, gagne en prescience. Et à ce compte, les souvenirs sont formels, même déformés par l’histoire : c’est parce qu’un drame d’envergure guettait la région que même la météo s’était faite funeste. Le reste est désormais consigné par l’histoire : l’une des plus grandes tragédies militaires du Sénégal se déroule ce jour-là. Une embuscade meurtrière, tendue par les combattants rebelles du MFDC à l’encontre des militaires aguerris, ont fait que Mandina plus qu’un point sur la carte, un sanctuaire de la mémoire nationale. Une blessure que même la reprise de la vie normale et paisible, plus de vingt ans après, n’arrive pas tout-à-fait à refermer.

Point géographique, Mandina Mancagne est un village à la périphérie de Ziguinchor, avant la frontière avec Bissau. Le brassage ethnique y a convié multitude de communautés du sud, dont l’une des plus centrales, les Mancagnes, donnera leur nom au village – au même titre que son jumeau, Mandina Manjaque, dominé par l’ethnie du même nom. Dans ces zones rurales enclavées, les anacardiers dominent les terres, le relief, et donnent de maigres ressources. Les paysages sont veinés de grandes rizières, accablés de crevasses, et les prémisses d’une forêt équatoriale abandonnée aux providences de la mousson, étalent un grand champ vert, paradis des bêtes. L’idée de la Casamance y trouve sa substance même : une énergie sauvage, inviolée, qui défie le temps, accolée au mythe d’une terre à la fois hospitalière et rebelle, prolongement d’une identité régionale résistante.

Fief historique du MFDC

Sans doute point un hasard que le MFDC y implante un de ses bastions. Dès 1982, et la répression de la première marche qui revendique l’indépendance, c’est à Mandina Mancagne que le fragile état-major du maquis trouve refuge. Point de hasard non plus, que ce soit de ce fief que partent les manifestants de 1983, avec leurs flèches, leurs lances. Le village se confond avec le MFDC, qui y a épousé, comme par miracle, la morphologie géographique pour planifier en douce ses ripostes. Et partant, gagner la bataille d’adhésion des populations, éloignées des centres urbains, sensibles aux causes de proximité. Ils sont déjà tous là : les hommes forts du front, le guide Sidi Badji, l’impétueux Salif Sadio. En dix ans dans le maquis, les fronts se sont étoffés, profitant du chaos sous-régional, mais encore, plus indicible, d’une adhésion des populations du Sud, se sentant exclues. L’injustice de la condition de la région, les micro-événements disparates, à plusieurs échelles, répressions comme anecdotes d’une désaffection teintée de mépris du Sud, raidissent les cœurs et sèment le poison du désir de vengeance. Le MFDC s’en fait le catalyseur. Il recrute, dans le désœuvrement, la proximité ethnique. Il a une aile extérieure, des soutiens politiques, des zones de retraits ponctuels. Assez de facteurs pour jouer de mauvais tours à l’armée sénégalaise, militairement supérieure, plus équipée, mais désavantagée par les termes asymétriques de cette guerre, et sa teneur civile. La décennie 90, épicentre chronologique du conflit, période du sommet de ses horreurs, ne fera que saigner les rivières.

La riposte vire à la tragédie

Le 25 juillet 95, à Babonda, pas très loin de Mandina Mancagne, retentit le premier coup de semonce. L’armée sénégalaise y perd 25 de ses soldats, nombreux d’entre eux d’extraction locale. La déflagration est de portée nationale. Dans cette région tissée de liens multiples et proches, le deuil voyage de maison en maison. On est sûrs d’y avoir perdu un parent, proche ou lointain. Pour l’Etat du Sénégal, il faut tuer cet embryon de rébellion qui prend de la force. La sous-région voit s’épanouir en effet des indépendances tardives et l’énergie est là, contagieuse, d’autant qu’un vœu commun, presqu’une croyance religieuse, anime le maquis d’alors : le succès est au bout. On formule des prières, conçoit des ébauches de drapeau, songe à des hymnes. Le mouvement se fait proto-Etat imaginaire. Comment faire face à ce conflit fratricide, tenir l’ensemble national, restaurer l’autorité de l’Etat, et assurer la continuité de la souveraineté nationale ? Dakar a du pain sur la planche. Et parmi les stratégies possibles, c’est la force qui s’impose. Nul autre recours face à un maquis qui s’étoffe, s’endurcit, attaque et mène la vie dure aux soldats. Le passif de Babonda dans la conscience et l’ascendant psychologique du maquis, troublent Dakar. La riposte s’organise.

Une unité d’élite est mise sur pied. Le Cosri (commando des opérations spéciales, recherche et infiltration). Les versions divergent sur ce qui a présidé à sa mise sur pied. Est-ce un corps destiné uniquement à reconquérir les zones du maquis ? Est-ce un corps destiné à l’origine à la guerre congolaise qui éclate, et qui a été redirigé illico presto au Sud ? La grande muette ne trahira pas le secret. Barka Ba, spécialiste de la question, donne des éléments : « Ils avaient quitté leur base de Thiès où ils avaient été entrainés par les américains, notamment avec des équipements dernier cri, des lunettes de vision nocturne. C’était surtout le général Wane, ancien aide de camp de Diouf [Abdou], alors patron des services de renseignement, qui voulait en faire un coup d’éclat en anéantissant la base de Mandina avant d’aller à la table des négociations. » Toujours est-il que ce groupe, baptisé, non sans ironie, « les Congolais » par la population locale, arrive dans la région avec sa réputation de premiers de cordée. Partir à l’assaut du MFDC dans son fief, l’en déloger est l’objectif. Comment pénétrer cette terre fortement accidentée, aux faux accents de bourgade paisible ? Comment aller au corps à corps avec des supposés rebelles, tout en évitant des populations civiles ? Sont-ils d’ailleurs complices ? L’équation est complexe, mais « les Congolais » sont formés pour. L’assaut est matinal. La dissémination en terre hostile reprend les codes de la guerre asymétrique. Les soldats veulent piéger les forces du MFDC, en les prenant à leur propre jeu. Mais l’affaire se corse, car les informateurs, les antennes, ont une longueur d’avance.

Le contre-espionnage du maquis laisse le corps expéditionnaire s’engouffrer dans la brèche, et referme son piège. Il faut alors pour le Cosri se dépatouiller face à un ennemi plus nombreux, qui joue à domicile, connaissant parfaitement le terrain. Avec une réelle et évidente supériorité en équipement, les soldats sénégalais luttent, férocement, au corps à corps. Dans une configuration d’autant plus délicate, qu’un appui aérien est impossible, sous peine d’alourdir le carnage, et qu’un renfort terrestre pourrait se solder par la même désillusion. De 6h du matin à 20h, les détonations résonnent effroyablement dans tout Ziguinchor. Mandina Mancagne est ravagée. Le ciel, bas, porte le deuil. Quand l’accalmie arrive, le corps d’élite est décimé. On parle alors d’un bilan de 25 morts, bilan sans doute sous-évalué, calqué sur celui de la tragédie de Babonda, 2 ans plus tôt. Mais en réalité, 33 vies ont été perdues du côté des forces nationales. Mais en arrière-fond de cette tragédie, demeure un mystère irrésolu : y a-t-il eu une guerre de positionnement des chefs de l’armée, une « guerre des services », pour reprendre l’expression de Barka Ba ? En effet, selon lui, ce sont bien ces tensions internes à l’armée qui a ont fatales aux Cosri.

Le choc et le tournant

A l’inhumation des corps, au cimetière de Santhiaba, en plein cœur de Ziguinchor, l’émotion est forte. L’état des corps, le sang des martyrs, coulant à même les cercueils, donnent un aperçu de l’enfer dont Mandina Mancagne s’est fait, pour un jour, la réplique et la miniature. A la triste météo ambiante, succède celle des cœurs, abattus, transpercés par la souffrance. Tout un pays est plongé dans la torpeur, et la peur s’abat à Ziguinchor, et les villages alentour, pris entre les feux, se vident. Les anecdotes, même parcellaires, sont parfois sources d’histoire, et dans les souvenirs, la date est là, ancrée, bien réelle, comme l’entaille dans les cœurs meurtris. Et les versions fusent, romancées ou falsifiées. La version qui revient le plus souvent ? Les rebelles s’étaient déguisés en paysans, ont laissé les militaires pénétrer la zone, et les ont tués. Au milieu de cette réalité que tout le monde se réapproprie, il y a les indices qui révèlent un tournant dans les esprits, quant à l’état du conflit et ses perceptions. Si les pertes jalonnent la vie des armées, Mandina Mancagne a été le théâtre d’une séquence essentielle dans l’histoire de l’armée sénégalaise : la réalité d’une de ses plus grandes défaites qui, curieusement, est devenue un de ces moments fondateurs, et par conséquent précieux. Elle dit l’état de cette décennie de 90, riche et tragique sur tous les plans, avec des accents moyenâgeux, et en ligne de mire, la quête de renaissance.

L’urgence d’une pédagogie nationale

Alors que le prisme militaire avait toujours dominé dans les lectures de ce conflit, l’accalmie récente, la paix partielle mais qui semble enfin irréversible, exige une pédagogie nationale. Elle demande la mise à disposition des archives, des sources multiples, pour créer cette base de données, pour un accès à l’information, autre clé majeure de résolution du conflit. Une vision de la grande Histoire en somme, à travers un récit plus factuel, et moins dans le roman clivant ou partisan, pour donner aux jeunes générations, des ressources, des repères. Mandina Mancagne, qui abrite désormais un train-train quotidien et paisible, est un de ces repères, pour faire Nation, dans la douleur de la vérité. Quand on y célèbre les messes de minuit aujourd’hui, l’énergie négative qui a longtemps ceinturé le village semble desserrer son étreinte. Comme la métaphore vivante de la fin inéluctable des tragédies. De toutes les tragédies.

 

Elgas, écrivain et journaliste (elgas.mc@gmail.com)

 

Ps : Un grand merci à Ibrahima Gassama, journaliste à Ziguinchor, dont les notes ont été précieuses pour la rédaction de ce texte. 

 

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