L’AFROPÉEN BAYE-DAME CISSÉ ‘RAKAAJOO’ : Entre coups de poings et coups de peinture

Tract-Baye-Dam Cissé, mieux connu sous le pseudonyme de Rakajoo, alterne entre coups de poings et coups de pinceaux. Alors qu’il vient de clôturer sa première exposition personnelle au Palais de Tokyo, cet autodidacte mi-boxeur mi-peintre veut sonoriser l’« afropéanité » et les personnes issues de l’immigration, encore trop sous-représentées dans le monde de l’art.

En entrant dans son atelier à Choisy-le-roi, c’est d’abord le froid qui nous saisit. Rakajoo n’y a pas mis les pieds depuis plusieurs jours. Ses pinceaux sont propres et la peinture a séché sur sa palette, abandonnée en cours de route sur une chaise. Trop occupé à plancher sur sa première BD : Entre les cordes (Casterman, octobre 2024), il y a seulement fait un crochet pour ranger les tableaux de son exposition « Ceinture Nwar », qui a quitté les locaux du Palais de Tokyo en janvier.
Depuis, une dizaine de grandes toiles sont entassées dans un coin de la pièce. Ici et là, le bleu fait frémir les tableaux : il contraste avec le visage cerné du peintre sur son autoportrait, illumine la tenue de sa mère décédée, rehausse les pommettes d’un de ses personnages. Rakajoo, de son vrai nom Baye-Dam Cissé, étale à leur surface plus que de la peinture. Il y dépeint des souvenirs du quartier de la Goutte d’Or où il a grandi, des scènes du club de boxe d’Aubervilliers où il s’exerce, des références à Dragon Ball Z ou au Sénégal, le pays de ses ancêtres. « C’est un mélange sans réelle chronologie de tous les univers dans lesquels j’ai baigné et qui définissent mon parcours de vie », résume Rakajoo, veste à carreaux rouges boutonnée jusqu’au cou.

Un « oiseau en cage »

Son « parcours de vie », c’est d’abord sa rencontre à l’âge de 9 ans avec les portraitistes qui pullulent sur la Butte-Montmartre. Il y découvre l’art et se passionne pour les musées, qu’il appelle « ses temples », où il voue un culte à Picasso et Toulouse-Lautrec. Les tableaux lui permettent d’échapper à l’appartement situé rue Myrha où sa famille vit à quatre dans 23 mètres carrés, après une expulsion de leur deux pièces en Seine-Saint-Denis. « Là-bas, j’étais comme un oiseau en cage », grimace le peintre.
S’il s’imagine déjà lui aussi extérioriser ses frustrations sur un chevalet, on lui fait vite comprendre que là n’est pas sa place. « On m’a dit : « Si tu veux être un artiste, va en BEP dessiner des circuits électroniques » », se rappelle-t-il, la mine dépitée. Le verdict est sans appel : Baye-Dam devra se contenter de dessiner entre les marges de son cahier et de vendre ses BD dans la cour de récré.
C’est au club Boxing Beats que son talent finit par exploser, par hasard, sans prévenir. « Avant chaque cours, je dessinais dans mon coin », se rappelle l’athlète. Un jour, son entraîneur, Saïd Bennajem – qui fut aussi celui de Sarah Ourahmoune, médaillée d’argent aux JO de Rio en 2016 –, se penche sur son épaule. Il lui propose aussitôt de troquer ses gants de boxe pour un pinceau et de dessiner une fresque sur un mur de la salle. « C’est la première fois que quelqu’un me fait confiance et c’est aussi le moment où je découvre qu’on peut vraiment gagner de l’argent en faisant du coloriage », ironise-t-il. Ce projet, financé par la fondation d’Arnaud Lagardère, le propulse dans le monde du cinéma d’animation.

Fuir au Sénégal pour échapper à l’entre-soi du monde de l’art

Un monde qu’il abandonne moins de deux ans après l’avoir intégré, de crainte de devenir « un outil dans la chaîne de production » et que celle-ci « éteigne son désir de raconter des histoires ». Pourtant, lorsqu’il laisse aller sa créativité, ses projets rencontrent peu de succès, que ce soit pour ses jeux mobiles ou les expositions auxquelles il participe. « Même si le public était là, je n’avais aucun écho au niveau des institutions », confie-t-il la main levée, comme pour peindre ce moment de sa vie. « Pour moi, le monde de l’art était censé être celui de l’ouverture et de l’universalisme. À cette époque, je le percevais plutôt comme un entre-soi : le peu de fois où j’explorais des galeries, je voyais les regards qui se posaient sur moi. »
De là lui vient l’idée de reconnecter avec le Sénégal, pays qu’il a boudé toute sa vie en voyant qu’il « vivait dans la misère pendant que [sa] mère sacrifiait tout pour ceux là-bas ». Rakajoo, qui signifie « têtu » en wolof, porte bien son surnom : s’ils ne séduisent pas à Paris, il espère que les thèmes qu’il aborde seront mieux compris de l’autre côté de la Méditerranée. Inspiré par le pouls de la terre de ses parents qu’il n’a pas foulée depuis trente ans, il prend un nouveau souffle.

« Je fuyais partout sauf là-bas. »

Le peintre finit par rentrer à Paris en découvrant le lancement de la section « art et images » à l’école Kourtrajmé, qui propose des formations gratuites aux jeunes talents n’ayant pas eu accès aux écoles d’enseignement supérieur. « Je me suis dit qu’il fallait que je laisse une dernière chance à mon pays, parce que la France est partout dans mon ADN », soutient-il. Et ce sans jamais avoir l’impression de retourner à la case départ, mais plutôt de commencer une nouvelle vie : « c’était l’opportunité de découvrir les codes très opaques du monde de l’art ».
Tordre le cou à la « représentation stéréotypée »
Mis en avant avec l’école au Palais de Tokyo lors de l’exposition à succès « Jusqu’ici tout va bien », où il traite des « violences policières », il décide de « s’étaler partout » plutôt que de se contenter du petit mur qu’on lui propose. « C’était une victoire à la fois personnelle, mais aussi collective, parce que ça contrevenait au discours de « ces sujets-là ne parlent à personne » », explique l’artiste de 37 ans. À cette occasion, il est repéré par la galeriste Magda Danysz, dénicheuse d’artistes contemporains et urbains. « Quand elle m’a annoncé qu’elle allait m’exposer, j’ai explosé de joie chez moi, comme un fou. Je me suis dit que je n’avais pas fait tout ça en vain. »
Face à la « représentation stéréotypée » des Français issus de l’immigration, Rakajoo décide « d’entrer dans un processus d’affirmation ». Dans son exposition « Les Trois Châteaux », il dépeint les couloirs de la station de métro de Châtelet, les coiffeuses de Château d’Eau et les rues grisâtres de Château Rouge. Trois endroits qui l’ont façonné, tous « marqués par cette présence ». Un pied-de-nez aux galeries qui s’obstinent à représenter « soit des artistes afro-américains, soit africains, sans jamais se faire l’écho des personnes issues de la diaspora et nées en France », abonde Baye-Dam.
C’est, entre autres, cette envie d’en découdre qui séduit le jury du Prix des Amis de 2021, devant qui il présente son entraîneur de boxe comme critique d’art. Il y arrache sa première exposition personnelle en institution, entre les murs du Palais de Tokyo. Malgré sa « peur panique » et le décès de son père une semaine après le début de l’exposition, Rakajoo la voit comme « ce qui [lui] a permis de [s’en] sortir » et de « montrer qu’on est plus qu’une couleur de peau ou un quartier ». Sitôt achevée, Baye-Dam garde une pile de projets sous le coude : exposition pour accompagner la sortie de sa BD, long-métrage d’animation, documentaire… Le tout en continuant la boxe, son « exutoire », qui a toujours nourri sa créativité. « Moi, je n’abandonne jamais les projets, je les fais juste dormir dans un tiroir », conclut-il dans un sourire.